Karl Marx et Friedrich Engels

 

[1843-1850]

 

 

 

 

Le parti de classe

 

Tome III. Questions d’organisation

 

Introduction et notes de Roger Dangeville

 

 

 

 

 

 

Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole

Professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec

Courriel : mabergeron@videotron.ca

 

Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales"

Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site web : http ://classiques.uqac.ca/

 

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque

Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web : http ://bibliotheque.uqac.ca/

 

 

 


Un document produit en version numérique par Mme Marcelle Bergeron, bénévole,

professeure à la retraite de l’École Dominique-Racine de Chicoutimi, Québec.

Courriel : mailto :mabergeron@videotron.ca

 

 

Karl Marx et Friedrich Engels [1843-1850]

 

Le parti de classe

Tome III : Question d’organisation.

 

Introduction, traduction et notes de Roger Dangeville.

Paris : François Maspero, 1973, 180 pp. Petite collection Maspero, no 122.

 

 

 

Polices de caractères utilisés :

 

Pour le texte : Times New Roman, 12 points.

Pour les citations : Times New Roman 10 points.

Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

 

 

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2003 pour Macintosh.

 

Mise en page sur papier format

LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

 

Édition complétée le 7 mai, 2007 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

 

 


 

 

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

 

 

 

 

Karl marx, Friedrich engels, Le syndicalisme, 1. Théorie, organisation, activité. — II. Contenu et portée des revendications syndicales. Traduction et notes de Roger Dangeville.

 

 

 

Karl Marx, Friedrich engels, Le parti de classe. Traduction et notes de Roger Dangeville.

 

Tome l. Théorie, activité.

Tome II. Activité et organisation.

Tome III. Questions d’organisation.

Tome IV. Activités de classe. Index des noms cités dans les quatre volumes. Index analytique.

 


 

Table des matières

 

 

INTRODUCTION

 

Organisation, action et principes

Règles d'organisation et synthèse des principes

Transfuges d'autres classes et intégration

Moyens de surmonter les crises internes

 

 

1.      LUTTES DE TENDANCES ET DISSOLUTION DE L'INTERNATIONALE

 

La Conférence de Londres de l'A.I.T. (17 au 23-9-1871)

Sur l'action politique de la classe ouvrière

De l'indifférence en matière politique

De l'autorité

Le Congrès de Sonvilier et l'Internationale

Résolutions du Conseil général sur la scission dans la fédération des États-Unis adoptées les 5 et 12 mars 1872

Rapport fait au Congrès de La Haye au nom du Conseil général sur l’Alliance de la démocratie socialiste

Congrès de l'A.I.T. tenu à La Haye (2 au 7-9-1872)

Dernière période de la Ire Internationale

Le dernier congrès de l’A.I.T.

 

2.      FUSION DU PARTI SOCIAL-DÉMOCRATE ALLEMAND

 

Unification du parti social-démocrate allemand

 

3.      LUTTE DE MARX-ENGELS POUR LE PARTI SOCIAL DÉMOCRATE INTERDIT

 

Lettre à Bebel, Liebknecht, Bracke

Lettres à divers dirigeants de 1879 à.1881

Formation du parti de type moderne

Parti et révolution violente

Parti de masse


 

 

 

Le parti de classe. Tome III. Questions d’organisation

 

Introduction

 

 

 

 

Organisation, action et principes

 

 

 

 

 

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Dans ce troisième volume, nous voyons Marx et Engels conduits par le développement des choses à affronter plus directement le problème de l'organisation, avec les conflits d'interprétation des statuts et règlements, l'admissibilité des intellectuels, la centralisation, la discipline, la hiérarchie, la lutte de tendances, les suspensions, les scissions, etc. À première vue, il peut sembler que c'est alors qu'ils sont au cœur du problème, mais c'est oublier que les ques­tions d'organisation ne sont que l'autre face du système des principes, ou mieux : leur prolongement, leur point de jonction avec l'activité pratique du parti. Aux yeux de Marx-Engels, elles ne sont donc jamais neutres, ni techniques.

 

Le mode d'organisation doit rendre le parti capable de remplir son rôle : s'élever au-dessus des catégories particulières, rassembler les éléments qui proviennent des diverses couches prolétariennes et de la paysannerie, ou qui désertent la classe bourgeoise, etc., unifier toutes les poussées individuelles et collectives, suscitées par la base économique, et les encadrer en vue d'atteindre les objectifs qui, pour être communs à toute la classe ouvrière et situés au terme de toutes les luttes successives, dépassent, en les intégrant, les revendications immédiates et les intérêts des groupes particuliers.

 

L'une des caractéristiques premières du parti est donc la centralisation. Son type d'organisation doit lui permettre de dépasser les catégories particulières et d'organiser, en une synthèse féconde, les éléments qui proviennent des diverses catégories de prolétaires. Ce qui caractérise, en revanche, les organisations opportunistes ou contre-révolu­tionnaires, c'est qu'elles entretiennent le fractionnement de la classe ouvrière en groupes professionnels distincts, et embrouillent ainsi la vision du but et des intérêts communs de la classe. Ce fractionnement subsiste à plein dans les organisations de type fédéraliste, dans lesquelles l'adhérent singulier n'est pas directement relié au « centre » ou l'est d'une manière différente des autres adhérents, puisqu'il dépend en premier d'un organisme ayant sa nature et son unité particulières. L'appartenance à tel organisme particulier classifie et distingue les adhérents de l'organisme général. Les syndicats qui regroupent les différents corps de métiers sont fédéralistes, parce qu'ils sont une association d'associations dont chacune a son caractère distinct : la profession des associés ou autre chose dans certains cas. Le Parti travailliste anglais est une organisation de type fédéraliste. Ce réseau apparemment lâche de libres organismes fédérés, dont chacun est autonome et isolé, se révèle dans la pratique comme une pépinière de bureaucrates irresponsables. C'est une serre chaude pour la dictature des bureaucrates, le centre ne faisant jamais face directement à la base.

 

Un autre type de fédéralisme est celui des Jurassiens de la Ire Internationale ou encore de Gramsci, avec son système de conseils d'usine, dont le seul nom Ordino Nuovo (ordre nouveau) montre le caractère formel, quasi juridique et en tout cas artificiel. Celui-ci, à l'instar des utopistes, avait cru trouver une formule pratique et efficace d'organisation : les travailleurs dans leur ensemble s'organisant sans peine en conseils d'usine qui devenaient la panacée englobant à la fois le parti prolétarien et l'État ouvrier, l'action politique et la révolution économique. Tout était dans une seule forme. Cependant, tous ces éléments ou moments nécessaires de la révolution socialiste ne peuvent être dissociés et surmontés par un moyen artificiel : l'action économique ne peut être confondue avec l'action politique, celle-ci ne peut se substituer à celle-là. Mais il y a plus grave : le parti de classe n'est pas identifiable ou réductible à l'État de la dictature du prolétariat. Dans toutes les élucubrations de Gramsci, on retrouve l'utopisme antimarxiste qui consiste à affronter les problèmes en établissant une splendide constitution ou un plan d'organisation et de régulation. La réalité n'a que faire des projets codifiés sur papier.

 

C'est d'abord dans la perspective de tout le mouvement historique, donc du programme et du but suprême, que Marx-Engels ont toujours inséré chacune des règles d'organisation, et tout parti de classe doit faire de même. La fameuse formule de Marx selon laquelle « la révolution (ou le parti) n'est pas une question d'organisation » signifie qu'il n'existe aucun « principe » ou règle préjudicielle, dont il faudrait partir obligatoirement pour résoudre le problème. Une telle vision serait métaphysique, car elle utilise des idées a priori, sortes de moules sur lesquels se modèlerait la dynamique réelle.

 

Dans la pratique, l'organisation fait charnière entre l'action et le but historique de la classe entière, celle-ci n'étant pas entendue comme la somme des volontés, intérêts ou besoins immédiats des individus qui la composent, mais comme une collectivité agissante, ayant une spécificité propre, des moyens d'action collectifs et un but historique déterminé par tout le cours de l'économie et de la société. Cette collectivité ou classe se définit le mieux comme un seul et même corps aux membres différenciés. L'organe indispensable de la classe révolutionnaire en est le parti politique, qui regroupe dans son sein la partie la plus avancée et la plus consciente du prolétariat, unifie les efforts des masses travailleuses qu'il amène de la lutte pour les intérêts de groupes ou les résultats partiels à la lutte pour l'émancipation complète du prolétariat, et du même coup de l'humanité.

 

Le fait que le parti soit l'organe de conscience par excellence du prolétariat, et même qu'il en soit le centre de coordination et de direction, ne permet pas de l'assimiler au seul cerveau de la classe. Ce serait, en effet, limiter ses fonctions et son rôle à un plan trop théorique et subjectif, et oublier son action concrète, physique, par exemple dans l'insurrection et la lutte révolutionnaire.

 

C'est seulement en pure logique abstraite qu'il y a opposition entre le fait que le parti ne soit qu'une mince fraction de la classe, une petite avant-garde, et qu'il assure l'unité, la conscience et l'action collective des masses innombrables qui forment cette classe. Dans la nature, de tels organes intégrateurs et moteurs sont légion.

 

 

Règles d'organisation
et synthèse des principes

 

 

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Une organisation de parti solide et centralisée, ainsi que Marx-Engels la définissent, ne se réalise pas par des procédés artificiels, mais par la meilleure coïncidence entre principes et action, et par une politique originale de classe. Les organismes prolétariens agissent révolutionnairement sur les situations par des voies et des moyens que l'on ne peut assimiler à des règles d'encadrement organisatif, des recettes : syndicats, coopératives, conseils d'usine, cellules, comités d'ouvriers et de paysans, etc. Ce ne sont là que des formes. Or, ce qui importe, c'est le contenu des intérêts sociaux en jeu, les forces en lutte, la direction prise par le mouvement. Le parti prolétarien se distingue de tout autre parti par la classe dont il résulte, donc par le programme de sa lutte et par les méthodes de son action. Le caractère révolutionnaire du parti est déterminé par les rapports de forces sociales et par les processus politiques qui en découlent.

 

Cette conception permet de comprendre la position pratique de Marx-Engels vis-à-vis du parti de classe à travers tout son devenir, et même dans les périodes où ils ont purement et simplement dissous l'organisation formelle du parti.

 

Le parti doit établir ses règles d'organisation en sorte qu'elles permettent une liaison continue et efficace entre l'action au sein de la classe ou de la société en général, et la conception théorique ou communisme du prolétariat. La condition première est donc que toutes les règles organisationnelles expriment actuellement le but du mouvement tout entier, en vue d'assurer ‑ selon l'expression du Manifeste ‑ « le véritable résultat de la lutte, qui n'est pas le succès immédiat, mais l'union grandissante des ouvriers », gage de succès plus grands et décisifs.

 

En conséquence, toute la conception de l'histoire et de l'économie, avec leurs phases d'avance et de recul, leurs hauts et leurs bas, nie, par exemple, l'idée qu'il faudrait organiser le parti, en sorte que, dans n'importe quelle situation, il doive être une organisation de masse, c'est-à-dire posséder toujours des effectifs très nombreux et une très large influence sur le prolétariat ‑ au moins égale, sinon supérieure, à celle des autres partis soi-disant ouvriers. Ce qui ne contredit en rien le fait nécessaire que, pour conquérir effectivement le pouvoir, il ne suffit pas d'avoir un véritable parti de classe ; il faut encore qu'il soit numériquement puissant et ait acquis une influence prédominante sur le prolétariat. Il est des situations objectivement défavorables à la révolution, où le rapport des forces est loin de lui être propice (bien qu'elles ne soient pas forcément éloignées de situations favorables, puisque l'histoire évolue à des vitesses très différentes, comme l'enseigne le marxisme). Vouloir alors à tout prix un parti de masse, un parti majoritaire, vouloir exercer une influence politique prédominante, ce serait, comme Marx-Engels l'ont répété cent fois, notamment aux dirigeants de la social-démocratie, renoncer aux principes et aux buts du mouvement au profit d'une politique petite-bourgeoise. Il faut dire hautement que, dans certaines situations du passé, du présent et sans doute de l'avenir, le prolétariat ou une fraction de celui-ci a été, est et sera sur une position non révolutionnaire, d'inaction ou de collaboration avec l'ennemi, selon les cas, et qu'il n'en reste pas moins, partout et toujours, la classe potentiellement révolutionnaire, dans la mesure où, dans son sein, le parti ‑ sans jamais renoncer à la moindre possibilité de se manifester et de s'affirmer avec cohérence ‑ sait ne pas s'engager dans la voie apparemment facile de la popularité immédiate qui le détournerait de sa tâche et priverait le prolétariat d'un point d'appui indispensable, non seulement à son action, mais encore à son existence comme classe autonome. Certes, on a dit que précisément quand le parti est solide sur les principes et possède une organisation saine, il peut se permettre toutes les acrobaties dans les manœuvres politiques. Mais c'est oublier, d'une part, que le parti est à la fois un facteur et un produit du développement historique et, d'autre part, que le prolétariat est encore plus étroitement modelé par l'histoire.

 

L'expérience historique a montré qu'il ne suffit pas au parti de revendiquer les buts finaux du communisme, il faut encore qu'il applique une politique concrète qui soit en cohérence avec eux, voire les prépare. C'est une condition de son existence : même si la majorité du prolétariat ‑ et, comme nous l'avons vu, Marx dit même tout le prolétariat ‑ refuse de le suivre, il ne saurait y renoncer sans dégénérer, se dissoudre et trahir ce qu'il doit être. Le parti ne s'identifie donc, en gros ou en moyenne, que sur le terrain révolutionnaire à ce que fait ou pense le prolétariat.

 

Du point de vue organisateur, ce n'est pas au sens immédiat le parti des seuls salariés, des seuls producteurs ou des seuls ouvriers. Ce n'est pas un parti labouriste. Le critère de recrutement n'est pas économique, mais politique, contrairement à ce qui se passe pour les syndicats auxquels on n'adhère que si l'on est salarié dans telle branche et qui n'exigent pas de doctrine politique (religieuse ou philosophique) particulière. La liaison entre syndicat ouvrier et parti révolutionnaire assure à ce dernier la base prolétarienne immédiate, au sens économique. D'où la nécessité du travail des militants politiques dans les syndicats, et l'importance des revendications immédiates des masses ouvrières. Pour préserver cette base de classe, le parti du prolétariat peut et doit refuser de se lier à certains syndicats qui, d'une part, sont ceux de classes différentes, d'autre part, défendent ouvertement des intérêts économiques et politiques diamétralement opposés et, il faut bien l'admettre, inconciliables avec ceux du prolétariat dans son ensemble.

 

Tout le sens de la polémique de Lénine contre les partis ouvriers communistes ou contre ceux qui prétendaient substituer l'économie à la politique est inscrit dans la lutte contre les proudhoniens français et les social-démocrates allemands. Marx-Engels ont démontré que la dictature des chefs petits-bourgeois sur les masses se fonde aussi bien sur l'ouvriérisme et la bureaucratie syndicale qui encadre les ouvriers que sur le mécanisme démocratique, l'appareil élu, qui prétend dicter ses idées et ses intérêts, au mépris des conceptions générales et historiques du prolétariat. Dans le premier cas, l'erreur ‑ typique en France ‑c'est de créer, en réaction aux syndicats dominés par les jaunes, des syndicats purs, sortes de partis auxquels adhèrent les seuls ouvriers révolutionnaires. Cet expédient est également faux du point de vue théorique. C'est confondre parti et syndicat, et sacrifier l'un et l'autre, que d'accueillir ceux qui réunissent certaines conditions économiques, de par leur participation à la production, sans exiger d'eux des convictions politiques et parfois des obligations d'activité qui ne peuvent être que celles d'un parti politique. En s'attachant au « producteur », on ne réussit pas à dépasser les limites du corps de métier et les intérêts matériels (ou on les gâche en les confondant de manière immédiate avec les tâches politiques).

 

La même erreur se retrouve chez certains courants trotskystes de nos jours, à savoir l'illusion de trouver la masse ou les ouvriers directement prêts à la révolution. Il suffirait alors de lier la satisfaction immédiate des poussées économiques avec le résultat final du renversement du système capitaliste, comme si la voie révolutionnaire était rectiligne, et il n'y avait pas de saut qualitatif en passant de l'économique au politique, du syndicat au parti, des revendications économiques immédiates à celles de la révolution et du socialisme. Il suffirait de trouver une formule de propagande ou d'agitation, voire d'organisation, qui relie directement les conquêtes limitées et partielles à la réalisation maximum du programme révolutionnaire.

 

En fait, le parti du prolétariat est politique et communiste, et les intérêts immédiats, s'ils sont directs, tendent à se réaliser dans l'économie et la société capitalistes. Le renversement des intérêts immédiats en intérêts plus lointains, socialistes, tend à se réaliser au sein des masses lorsque la société capitaliste ne peut manifestement pas satisfaire les besoins élémentaires des masses, à savoir dans les couches surexploitées ou sacrifiées et dans les périodes de crise et de guerre. Il est vain de chercher une recette organisatrice permettant de lier l'inconciliable : il faut bien plutôt relier au socialisme les poussées qui s'opposent au capitalisme et tendent au-delà de l'actuelle forme de production et de société. Au reste, la propagande révolutionnaire, voire anticapitaliste, échoue partout ailleurs, sinon le jour même, du moins dans ses résultats du lendemain.

 

Les règles d'adhésion au parti de classe ne sont pas économiques, mais au contraire spécifiquement politiques, parce que les critères politiques définissent actuellement l'appartenance à la classe. Dans les conditions économiques du capital et du salariat, seul le mode politique peut affirmer la réalité sociale, anticapitaliste, du prolétariat, ainsi que son action et son but historiques, autrement dit ses intérêts généraux et collectifs.

 

 

Transfuges d'autres classes
et intégration

 

 

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Toute règle d'organisation est une synthèse de toute la théorie du mouvement. Les conditions d'adhésion au parti de classe ne peuvent donc être que politiques. Marx-Engels considèrent que tout individu, de quelque classe qu'il provienne, peut adhérer au communisme, et ce non seulement au début du capitalisme, lorsque le prolétariat tire ses « éléments de culture » de l'apport d'autres classes, mais encore « au moment où la lutte des classes approche de l'heure décisive, où le procès de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière, prend un caractère si violent et si âpre qu'une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, qui porte en elle l'avenir. De même que jadis une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et notamment cette partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés à l'intelligence du mouvement général de l'histoire [1]. En soi, la question des intellectuels et du rôle qu'ils peuvent jouer est secondaire, comme l'est, au niveau politique, la question de la provenance économique des individus. L'essentiel, c'est l'adhésion ferme au programme politique et social du prolétariat, ainsi que l'établissement des conditions du rapprochement et de la fusion complète entre les éléments « ouvriers » des divers métiers et catégories [2]. C’est une toute petite minorité d'intellectuels qui participe à cette association pour des raisons exceptionnelles, et le prolétariat l'utilise dans le sens indiqué par Marx. Toute l'expérience est là pour avertir que le prolétariat doit se méfier, par des garanties organisationnelles d'ordre tactique, du danger toujours présent que ces éléments intellectuels, et avec eux d'ailleurs les ouvriers élevés au rang de chefs du mouvement, se transforment en agents de la bourgeoisie dans les rangs ouvriers.

 

La règle de l'adhésion individuelle au parti, chaque individu acceptant le programme politique sur la base de ses opinions, présente, entre autres avantages, celui de favoriser la lutte contre l'esprit particulariste, qui est le plus vivace et le plus dangereux chez les groupes et catégories, et est suscité par les conditions économiques du capitalisme et « la concurrence qui renaît sans cesse entre les travailleurs » (Manifeste). Elle place les individus isolés en face du parti et de son programme, et les met tous sur un même pied, sans distinction ni particularité. En outre, cette règle fait ressortir clairement que chaque ouvrier est communiste, parce qu'il lutte pour le résultat final, la victoire de sa classe et la fondation d'une société sans classe, et non simplement pour l'amélioration de sa propre condition ou celle de sa catégorie, voire celle du prolétariat, dans le cadre de la présente société. Par ailleurs, l'utilité d'intellectuels se manifeste dans le simple fait qu'il est impossible de se passer de l'aide de théoriciens, d'écrivains et de propagandistes, étant donné les conditions actuelles qui donnent à la classe bourgeoise le monopole de la culture.

 

L'expérience a montré que les chefs d'origine ouvrière se sont révélés au moins aussi capables que les intellectuels d'opportunisme et de trahison, et en général plus susceptibles d'être absorbés par les influences bourgeoises.

 

Nous en venons ainsi au problème des « chefs », dont le point le plus délicat ne réside pas tant dans leur origine, prolétarienne ou non, mais dans leur rôle dans l'organisation, par exemple leur qualité de fonctionnaire du parti. C'est cette dernière qui les prédispose d'abord à s'endormir dans la « routine » bureaucratique, puis à se désolidariser progressivement des intérêts révolutionnaires des ouvriers, dont la vie est autrement précaire et menacée. Ce qui favorise au maximum le développement néfaste de la bureaucratie de parti et de syndicat, c'est l'ambiance pacifique et démocratique, qui multiplie et encourage les contacts et les compromis avec l'État existant. En Russie, sous le tsarisme, par exemple, les « révolutionnaires professionnels » étaient pourchassés par le régime et sa police. Le problème se posait autrement que dans les pays bourgeois développés et dans la social-démocratie allemande de la dernière période de la vie de Marx-Engels par exemple. L'erreur fatale dans ce domaine, c'est de donner un statut particulier, voire une autonomie, formelle ou réelle, à un corps de fonctionnaires ou au cercle des parlementaires dans ce qu'il faut alors appeler l'appareil du parti.

 

Nous arrivons ainsi à la question de l'autorité et de la discipline dans le parti, donc aussi des fractions et des scissions.

 

 

Moyens de surmonter
les crises internes

 

 

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Au départ, il faut encore rappeler que le parti est une organisation à adhésion volontaire. C'est un fait inhérent à la nature historique des partis, et nullement la reconnaissance d'un quelconque « principe » ou « modèle », comme le montre d'ailleurs l'exemple de la 1re Internationale qui admettait des sociétés ouvrières, à ses débuts notamment. De fait, on ne peut obliger personne à prendre la carte du parti, pas plus qu'on ne peut instaurer un système de conscription pour une, levée de communistes, ni même exercer une sanction contre celui qui ne se conforme pas à la discipline interne.

 

Il n'est pas question de dire par là qu'il est désirable ou non qu'il en soit ainsi : c'est un fait, et il n'y a pas de moyens susceptibles de le changer. En conséquence, il n'est pas possible d'adopter la formule, certes riche en avantages, de l'obéissance absolue dans l'exécution des ordres venus d'en haut.

 

Le stalinisme, hybride de parti et d'État ‑ ce qui explique ces phénomènes ‑, a tenté d'introduire une discipline mécanique, et a faussé dans l'actuelle génération l'idée de discipline et même de parti en introduisant dans son sein des mécanismes terroristes. Marx-Engels, quoique partisans de la discipline, de l'autorité et de la hiérarchie (pour des raisons de centralisation de l'action et de la doctrine de la collectivité du parti), sont étrangers à l'idée d'utiliser des méthodes de terreur idéologique ou physique dans le parti. Engels, par exemple, trouve la chose absurde : « Une dictature présuppose toujours que le dictateur ait entre ses mains une puissance matérielle pour faire exécuter ses ordres dictatoriaux. Maintenant, tous ces journalistes nous obligeraient s'ils voulaient bien nous dire où le Conseil général a son arsenal de baïonnettes et de mitrailleuses [3]. » Marx-Engels ont établi la règle selon laquelle l'Internationale représente les intérêts généraux et historiques du prolétariat de tous les pays et, de ce fait, commande à l'État de la dictature du prolétariat de tel ou tel pays. L'inverse est une perversion de la nature, du rôle et des tâches du parti de classe.

 

L'inscription au parti étant volontaire, même après la prise du pouvoir, on ne peut considérer comme une juste application du centralisme organique le maintien de la discipline à l'aide de mesures violentes. Celles-ci ne peuvent qu'être copiées, jusque dans le langage, sur des pratiques constitutionnelles bourgeoises, comme par exemple la démocratie (dictature de la majorité) ou le droit du pouvoir exécutif de dissoudre et de reconstituer les assemblées élues. Il en va de même de l’odieuse autocritique ; non seulement elle est humiliante et dégradante pour les militants et l’honneur du parti, mais encore elle est inefficace : le fait de se repentir et d'avouer ses péchés n’a jamais eu pour effet ou but, même dans les religions, d'empêcher la répétition des errements du pécheur. Apprendre de ses erreurs, comme l'enseignaient Luxemburg et Lénine, après Marx-Engels, n’a rien de commun avec l'autocritique.

 

Il faut le dire et le répéter ‑ d'autant que le marxisme est profondément étranger aux fétiches de la liberté et du libre arbitre, issus historiquement de la révolution bourgeoise ‑, le parti n’est pas une armée, pas plus qu’un mécanisme d’État, car dans ces organismes la part d'autorité dérivant de la structure hiérarchique est tout, celle qui provient de l'adhésion volontaire n'est rien. Cela étant, il reste toujours au militant un moyen de ne pas exécuter les ordres, un moyen auquel on ne peut opposer aucune sanction matérielle : il lui suffit d'abandonner le parti.

 

Cela nous amène au règlement des conflits surgis dans le parti. Il n’est pas de discipline mécanique, susceptible d’appliquer n'importe quel ordre ou directive. C’est un ensemble cohérent d'ordres et de directives, répondant au but réel du mouvement, qui est susceptible de garantir le maximum de discipline, c'est-à-dire une action unitaire de tout l'organisme. En fait, certaines directives émanant du centre peuvent compromettre la discipline et la solidité organisationnelle : pour cela, il suffit quelles ne soient pas cohérentes. L’expérience montre que les conflits surgissent essentiellement aux « tournants » que prend le parti.

 

L’expérience montre que le critère de la discipline pour la discipline est adopté, dans des situations données, par les contre-révolutionnaires et sert d'obstacle à la formation d'un véritable parti révolutionnaire de classe, comme Marx-Engels n’ont cessé de le répéter, notamment aux dirigeants social-démocrates. Il n’ont cessé de leur donner des leçons sur la façon dont ils méprisaient toutes les mesures formelles de contrainte dictées par l’appareil du parti qui, au reste, violait à chaque fois un principe. Lénine a été cent fois attaqué comme désagrégateur, violateur des devoirs envers le parti, mais n’en poursuivit pas moins sa route imperturbablement. À l'inverse, l'exemple le plus malheureux de l'application formaliste et bureaucratique de la discipline est celui de Karl Liebknecht qui s’estima contraint, le 14 août 1914, de voter en faveur des crédits de guerre pour obéir à la fraction parlementaire.

 

Il ne fait pas de doute qu’à certains moments et dans certaines situations, dont il faut examiner au mieux la possibilité de se reproduire à l'avenir, l'orientation révolutionnaire s'affirme en rompant la discipline et le centralisme hiérarchique de l'organisation antérieure. Le fil conducteur qui relie au but révolutionnaire ne peut donc jamais être trouvé ‑ sur ce point comme sur les autres ‑dans le respect formel et constant des chefs officiellement investis. Ici comme ailleurs, le seul critère c'est la cohérence avec le programme d'ensemble.

 

L'action et la tâche des organes dirigeants doivent donc être bien délimitées. Ici encore, ce n'est que toute l'organisation et le programme qui doivent le faire, non dans le sens banal et parlementaire d'un droit de consultation sur le « mandat » à conférer aux chefs élus dans les limites de celui-ci, mais au sens dialectique qui considère la tradition, la préparation, la continuité réelle de pensée et d'action du mouvement. Les ordres que donnent les hiérarchies centrales ne sont pas le point de départ, mais le résultat du programme et du mouvement tout entier fonctionnant comme une collectivité. Cela n'est pas dit dans le sens platement juridique ou démocratique, mais dans le sens réel et historique. C'est en sachant agir dans le domaine tactique, sur l'extérieur, et en s'interdisant, au moyen de normes d'action précises et respectées, d'emprunter des voies de traverse, et jamais par de simples credo théoriques ou des sanctions disciplinaires, que l'on assure le maximum de discipline et d'efficacité.

 

L'étude et la compréhension des situations doivent donc être les éléments nécessaires des décisions tactiques, non pour donner lieu, selon le caprice des chefs, à de surprenantes « improvisations », mais pour que le mouvement sache que l'heure est venue de passer à telle action prévue. Nier la possibilité et la nécessité de prévoir les grandes lignes de la tactique, c'est-à-dire nier que l'on puisse prévoir l'action à exercer dans les différentes hypothèses possibles sur le développement des situations objectives, c'est renoncer aux tâches du parti, c'est éliminer la seule garantie que l'on puisse donner d'une exécution des ordres du centre dirigeant par les militants du parti et les masses.

 

La tactique juste est donc celle dont l'application ‑ au tournant des situations, lorsque le centre dirigeant n'a pas le temps de consulter le parti et moins encore les masses ‑n'entraîne ni dans celles-ci ni dans celui-là de répercussions inattendues pouvant entraver la stratégie révolutionnaire. L'art de prévoir comment le parti réagira aux ordres qu'il reçoit et quels ordres entraîneront une juste réaction, voilà l'art de la tactique révolutionnaire. Elle ne peut se former que par l'utilisation collective des expériences de l'action passée, condensées en règles d'action claires. En s'en remettant aux dirigeants pour les exécuter, les militants s'assurent que ceux-ci ne trahiront pas leur charge, tout en s'engageant eux-mêmes à exécuter totalement, d'une manière féconde et décidée, les ordres qu'ils recevront du mouvement. Le parti étant perfectible et non parfait, il faut sacrifier beaucoup à la clarté, au pouvoir de persuasion des règles tactiques, même si cela entraîne une certaine schématisation. L'expérience a montré que si le mouvement subit un échec dans l'affrontement, l'éclectisme, l'improvisation et l'opportunisme ne sont pas capables, au contraire, de le faire sortir de ce mauvais pas. Seul le peut un nouvel effort d'adaptation tactique ‑ plus rigoureux ‑ aux tâches du parti.

 

Un bon parti ne suffit pas à produire une bonne tactique, c'est au contraire la bonne tactique qui engendre le bon parti, et la bonne tactique est celle que tous ont comprise et choisie à partir des lignes fondamentales du programme.

 

Au lieu de s'en prendre aux hommes ou aux règles formelles, lorsque les choses ne vont pas, la dialectique marxiste montre que si les crises disciplinaires se multiplient au point de devenir la règle, c'est que quelque chose ne va pas dans le fonctionnement réel du parti, et très certainement dans l'application de son programme de principes.

 

Comme nous l'avons vu, les causes de conflit étaient inscrites dans l'organisation même de la Ire Internationale et avaient alors leur justification historique. Marx lui-même avait admis les sociétés ouvrières les plus diverses et donc reconnu la formation de tendances et de fractions qui étaient des partis dans le parti, et ce pour mieux les dissoudre. La discipline et les scissions, avec les méthodes de consultation démocratique pour se compter, étaient tout normalement la conséquence de cette situation. Avec le renforcement même de l'Internationale, du point de vue théorique aussi bien que pratique, la lutte devait donc s'accroître en son sein, et c'est ce qui arriva avec la, lutte contre l'anarchisme et l'exclusion de cette tendance.

 

Mais la constitution de fractions ne saurait être une recette, négative ou positive, à l'évolution du parti. Dans ce point d'organisation, comme dans tous les autres, on ne peut juger qu'en fonction de la synthèse, du programme général. Si la fraction est un moyen effectif de sauvegarder l'intégrité de tout le programme, c'est un moyen devant lequel il ne faut pas reculer, et de fait elle conduit à la constitution du parti de classe seul et unique. Ce cas s'est présenté aux « gauches » de la IIe Internationale, qui se sont groupées ensuite pour former la IIIe Internationale. Lors de la dégénérescence, le même problème s'est posé de, nouveau [4].

 

Lorsque, plus tard, le parti se forme au départ sur les positions du communisme marxiste, l'apparition et le développement de fractions ne peut plus être que l'indice d'une aberrante maladie générale du parti, et le symptôme d'un manque de liaison et d'accord des fonctions vitales du parti avec ses buts finaux. On combat le mieux cette situation en s'efforçant de déterminer la cause de la maladie afin de pouvoir l'éliminer. Autrement dit, il faut éviter l'abus des mesures disciplinaires qui ne peuvent résoudre la situation que d'une manière formelle et provisoire. L'unique moyen pour éliminer les conditions qui donnent vie aux fractions et pour garantir une discipline ferme mais consciente, c'est d'adopter un maximum de clarté et de franchise dans le programme et les conditions d'adhésion au mouvement. Il faut donc éviter les manœuvres organisationnelles qui ont trait aux doubles appartenances de parti, fusions, constitution de fractions au sein d'autres partis, etc. Qu'on le veuille ou non, elles brisent la continuité rationnelle de développement du parti et minent les règles mêmes de sa vie et de son fonctionnement, autrement dit, ce à quoi se relie pour l'essentiel la discipline.

 

Certes, Marx-Engels ont donné leur bénédiction à la fusion de leurs partisans d'Eisenach avec les éléments lassalléens. Mais la question n'en reste pas moins : était-ce parce que cela correspondait à leurs principes et volontés propres, ou parce qu'ils ratifiaient simplement le fait accompli ? En tout cas, avant l'opération, Engels écrivait à Bebel : « D'après notre conception confirmée par une longue pratique, la juste tactique dans la propagande n'est pas d'arracher ou de détourner çà et là à l'adversaire quelques individus, voire quelques-uns des membres de l'organisation adverse, mais d'agir sur la grande masse de ceux qui n'ont pas encore pris parti. Une seule force nouvelle que l'on tire à soi de son état brut vaut dix fois plus que dix transfuges lassalléens qui apportent toujours avec eux le germe de leur fausse orientation dans le parti. » Et de conclure : « Tout au long de notre vie, c'est toujours avec ceux qui criaient le plus à l'unité que nous avons eu les plus grands ennuis et reçu les plus mauvais coups. » (Engels à Bebel, 20 juin 1873).

 

L'une des conclusions, non formellement écrite par Marx et Engels, mais qui ressort de toute leur façon d'agir profonde et s'applique pour l'organisation de parti moderne, fondée sur des principes pleinement communistes, c'est que l'absence d'élections ou de vote de thèses nouvelles qui bouleversent ou changent les thèses primitives et fondamentales doit conduire tout naturellement à la suppression des radiations, des expulsions ou des dissolutions de groupes locaux, et donc de tout l'arsenal du démocratisme. Si l'évolution du parti est bonne, ces procédés doivent devenir toujours plus rares au sein du parti pour finalement disparaître. Si c'est le contraire qui se produit, cela signifie que le centre n'a pas correctement rempli ses fonctions, qu'il a perdu toute influence réelle et qu'il peut d'autant moins obtenir la discipline de la base qu'il l'exige plus sévèrement. À plus forte raison est-ce le cas quand, au lieu de servir à sauver les principes sains et révolutionnaires, ces questions disciplinaires servent à imposer les positions conscientes ou inconscientes de l'opportunisme.

 

Une dernière remarque : tous les textes suivants décrivent l'activité de parti à l'époque où la bourgeoisie ‑ en Europe occidentale du moins ‑ est parvenue au pouvoir. Dès lors, le prolétariat se multiplie dans la production et devient la classe la plus nombreuse et décisive de la société. La lutte du parti se déplace alors : comme l'ont fait d'abord Marx-Engels, puis Lénine, il faut alors lutter d'abord au sein de la classe ouvrière contre les déviations, l'opportunisme et les influences bourgeois, avant de pouvoir passer à l'assaut du pouvoir bourgeois.


 

 

 

Le parti de classe. Tome III. Questions d’organisation

 

Chapitre 1

 

Luttes de tendances et dissolution
de l’Internationale

 

 

Art. 7 a : Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu'en se constituant lui-même en parti politique distinct et opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes.

 

Cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême : l'abolition des classes.

 

La coalition des forces ouvrières, déjà obtenue par la lutte économique, doit aussi servir de levier aux mains de cette classe, dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs.

 

Les seigneurs de la terre et du capital se servant toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques et asservir le travail, la conquête du pouvoir politique devient le grand devoir du prolétariat [5].

 

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La Conférence de Londres de l'A. I. T.
(17 au 23-9-1871)

 

 

Propositions à soumettre à la conférence
par le Conseil général

 

 

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1. Après la clôture de la conférence [6], aucune section ne sera reconnue comme appartenant à l'Association par le Conseil général et les conseils centraux des différents pays, tant qu'elles n'auront pas versé au Conseil généra) leur contribution annuelle de 1 penny par tête pour l'année en cours.

 

II. a) Les délégués des pays où l'organisation régulière de l'Association est pour le moment impossible, en raison des empiètements du gouvernement, sont invités à proposer des plans d'organisation correspondant aux conditions particulières du pays en question ; b) L'Association peut se reconstituer sous d'autres noms ; c) Mais toutes les sociétés secrètes seront catégoriquement exclues.

 

III. Le Conseil général soumettra à la conférence un rapport sur sa gestion des affaires de l'Internationale depuis le dernier congrès.

 

IV. Le Conseil général proposera à la conférence de discuter de l'opportunité d'adresser une réponse aux différents gouvernements qui ont persécuté l'Internationale, et continuent de le faire ; la conférence doit nommer une commission qui sera chargée de préparer cette réponse après la conférence.

 

Tenir compte des résolutions du Congrès de Bâle [7].

 

V. Pour éviter des confusions, les conseils centraux des différents pays sont priés de s'appeler désormais conseils fédéraux en ajoutant le nom du pays qu'ils représentent ; les sections locales et leurs comités doivent s'appeler sections ou comités de leurs localités respectives.

 

VI. Tous les délégués du Conseil général chargés de fonctions précises doivent avoir le droit d'assister à toutes les réunions des conseils fédéraux et des comités locaux ou sections, et d'y être entendus, sans cependant avoir droit de vote.

 

Le Conseil général doit être chargé de sortir une nouvelle édition des statuts incluant les résolutions des congrès qui y ont trait ; comme en France on ne connaît jusqu'ici qu'une traduction française mutilée, qui a été retraduite en espagnol et en italien, le Conseil général devra pourvoir à une traduction française authentique et l'envoyer également en Espagne, en Italie. Allemand pour la Hollande.

 

Imprimer simultanément en trois langues [8].

 

 

Intervention de Marx au début de la conférence

 

MARX : Le Conseil général a convoqué une conférence :

 

d'abord, pour se concerter avec les délégués des divers pays sur les mesures à prendre pour parer aux dangers que court l'Association dans un grand nombre de pays, et pour mettre sur pied une organisation nouvelle, répondant aux besoins de la situation. De leur côté, les délégués devront faire des propositions [9] ;

 

en second lieu, pour élaborer une réponse aux divers gouvernements qui ne cessent de travailler à la destruction de l'Association par tous les moyens dont ils disposent ;

 

et, enfin, pour régler définitivement le conflit suisse, selon la demande de Guillaume.

 

D'autres questions secondaires seront certainement soulevées dans le cours de la conférence, et devront trouver leur solution.

 

Le citoyen Marx ajoute qu'il sera nécessaire de faire une déclaration publique vis-à-vis du gouvernement russe qui essaie d'impliquer l'Association dans une certaine affaire de société secrète, dont les principaux meneurs sont complètement étrangers ou hostiles à l'Association [10].

 

Cette conférence est privée, mais lorsque tous les délégués seront retournés dans leur pays, le Conseil général publiera telle résolution que la conférence aura jugé nécessaire de publier.

 

 

Résolutions de la Conférence des délégués,
réunie à Londres, du 17 au 23 septembre 1871

 

I. Composition du Conseil général

 

La conférence recommande au Conseil général de limiter le nombre des membres qu'il s'adjoint, et d'éviter que ces adjonctions ne se fassent trop exclusivement parmi des citoyens appartenant à une seule nationalité [11].

 

II. Dénominations des conseils nationaux ou régionaux, des branches, sections, groupes locaux et de leurs comités respectifs [12]

 

1. Conformément à la résolution prise par le Congrès de Bâle (1869), les conseils centraux des divers pays où l'Association internationale des travailleurs est régulièrement organisée se désigneront à l'avenir sous le nom de conseils fédéraux, ou comités fédéraux, en y ajoutant les noms de leurs pays respectifs, la désignation de Conseil général étant réservée au Conseil central de l'Internationale.

 

2. Les branches, sections ou groupes locaux et leurs comités se désigneront et se constitueront à l'avenir simplement et exclusivement comme branches, sections, groupes et comités de l'Association internationale des travailleurs en ajoutant les noms de leurs localités respectives.

 

3. Il sera donc désormais défendu aux branches, sections et groupes de se désigner par des noms de secte, comme par exemple les noms de branches positivistes, mutualistes, collectivistes, communistes, etc., ou de former des groupes séparatistes, sous le nom de « section de propagande », etc., en se donnant des missions spéciales, en dehors du but commun poursuivi par tous les groupes de l'Internationale.

 

4. Toutefois, il est bien entendu que la résolution n° 2 ne s'applique pas aux syndicats affiliés à l'Internationale.

 

III. Délégués au Conseil général

 

Tous les délégués du Conseil général chargés de missions spéciales auront le droit d'assister et de se faire entendre à toutes les réunions des conseils ou comités fédéraux, des comités de districts ou locaux, et des branches locales, sans cependant avoir le droit de vote.

 

IV. Cotisation de 10 centimes par membre à payer au Conseil général [13]

 

1. Le Conseil général fera imprimer des timbres uniformes, représentant la valeur de 10 centimes chacun, dont il enverra annuellement le nombre demandé aux conseils ou comités fédéraux.

 

2. Les conseils ou comités fédéraux feront parvenir aux comités locaux ou, à défaut, aux sections de leur ressort le nombre de timbres correspondant au nombre des membres qui les composent.

 

3. Ces timbres seront alors appliqués sur une feuille du livret disposée à cet effet ou sur l'exemplaire des statuts dont tout membre de l'Association doit être muni.

 

4. À la date du 1er mars, les conseils fédéraux des divers pays ou régions seront tenus d'envoyer au Conseil général le montant des timbres employés et le solde des timbres leur restant en caisse.

 

5. Ces timbres représentant la valeur des cotisations individuelles porteront le chiffre de l'année courante.

 

V. Formation de sections de femmes

 

La conférence recommande la formation de sections de femmes au sein de la classe ouvrière. Il est bien entendu que cette résolution ne porte nullement atteinte à l'existence ou à la formation de sections composées de travailleurs des deux sexes [14].

 

VI. Statistique générale de la classe ouvrière

 

1. La Conférence invite le Conseil général à mettre à exécution l'article 5 des statuts originaux relatifs à la statistique générale de la classe ouvrière et à appliquer les résolutions prises par le Congrès de Genève (1866) à ce même effet.

 

2. Chaque section locale est tenue d'avoir dans son sein un comité spécial de statistique qui sera toujours prêt dans la mesure de ses moyens à répondre aux questions susceptibles de lui être adressées par le conseil ou le comité fédéral du pays, ou par le Conseil général de l'Internationale. Il est recommandé à toutes les sections de rétribuer les secrétaires des comités de statistique, vu l'importance et l'utilité générale de leur travail pour la classe ouvrière.

 

3. Au 1er août de chaque année, les conseils ou comités fédéraux enverront les documents recueillis au Conseil général qui en fera un résumé à soumettre aux congrès ou conférences tenus au mois de septembre.

 

4. Le refus par une société de résistance ou une branche internationale de donner les renseignements demandés sera porté à la connaissance du Conseil général qui aura à statuer à ce sujet [15].

 

VII. Liaisons internationales des sociétés de résistance

 

Le Conseil général est invité à appuyer, comme par le passé, la tendance croissante des sociétés de résistance (syndicats) d'un pays à se mettre en rapport avec les sociétés de résistance du même métier dans tous les autres pays [16]. L'efficacité de sa fonction comme intermédiaire international entre les sociétés de résistance nationales dépendra essentiellement du concours que ces sociétés elles-mêmes prêteront à la statistique générale du travail poursuivie par l'Internationale.

 

VIII. Les producteurs agricoles

 

Les bureaux des syndicats de tous les pays sont invités à envoyer au Conseil général leur adresse.

 

1. La conférence invite le Conseil général et les conseils ou comités fédéraux à préparer, pour le prochain congrès, des rapports sur les moyens d'assurer l'adhésion des producteurs agricoles au mouvement du prolétariat industriel.

 

2. En attendant, les conseils ou comités fédéraux sont invités à envoyer des délégués dans les campagnes pour y organiser des réunions publiques, faire de la propagande pour l'Internationale et fonder des sections agricoles [17].

 

IX. L'action politique de la classe ouvrière

 

Vu les considérants des statuts originaux où il est dit : « L'émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen [18] ;

 

Vu l'Adresse inaugurale de l'Association internationale des travailleurs (1864), qui dit : « Les seigneurs de la terre et les seigneurs du capital se serviront toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques. Bien loin de pousser à l'émancipation des travailleurs, ils continueront à y opposer le plus d'obstacles possibles... La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière » ;

 

Vu la résolution du Congrès de Lausanne (1867) à cet effet : « L'émancipation sociale des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique » ;

 

Vu la déclaration du Conseil général sur le prétendu complot des Internationaux français à la veille du plébiscite (1870), où il est dit : « D'après la teneur de nos statuts, toutes nos sections en Angleterre, sur le continent et en Amérique ont la mission spéciale non seulement de servir de centres d'organisation militante de la classe ouvrière, mais aussi de soutenir dans leurs pays respectifs tout mouvement politique tendant à l'accomplissement de notre but final : l'émancipation de la classe ouvrière ;

 

Attendu que des traductions infidèles des statuts originaux ont donné lieu à des interprétations fausses qui ont été nuisibles au développement et à l'action de l'Association internationale des travailleurs ;

 

En présence d'une réaction sans frein qui étouffe par la violence tout effort d'émancipation de la part des travailleurs, et prétend maintenir par la force brutale les différences de classe et la domination politique des classes possédantes qui en résulte ;

 

Considérant en outre

 

Que, contre ce pouvoir collectif des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir comme classe qu'en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes ;

 

Que cette constitution de la classe ouvrière en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême : l'abolition des classes ;

 

Que la coalition des forces ouvrières déjà obtenue par les luttes économiques doit aussi servir de levier aux mains de cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs,

 

la conférence rappelle aux membres de l'Internationale que, dans l'état militant de la classe ouvrière, son mouvement économique et son action politique sont indissolublement unis.

 

X. Résolution générale relative aux pays où l'organisation régulière de l'Internationale est entravée par les gouvernements

 

Dans les pays où l'organisation régulière de l'Association internationale des travailleurs est momentanément devenue impraticable par suite de l'intervention gouvernementale, l'Association et ses groupes locaux pourront se constituer sous diverses dénominations, mais toute constitution de section internationale sous forme de société secrète est et reste formellement interdite [19].

 

XI. Résolutions relatives à la France

 

1. La conférence exprime sa ferme conviction que toutes les poursuites ne feront que doubler l'énergie des adhérents de l'Internationale, et que les branches continueront à s'organiser, sinon par grands centres, du moins par ateliers et fédérations d'ateliers correspondant par le truchement de leurs délégués.

 

2. En conséquence, la conférence invite toutes les branches à continuer sans relâche la propagande des principes de notre association en France et à y importer le plus grand nombre possible d'exemplaires de toutes les publications et des statuts de l'Internationale [20].

 

XII. Résolution relative à l'Angleterre

 

La conférence invite le Conseil fédéral à aviser les branches anglaises de Londres de former un comité fédéral pour Londres, lequel, après s'être mis en rapport avec les branches provinciales et les sociétés de résistance (syndicats) affiliées, et après avoir reçu leur adhésion, sera reconnu par le Conseil général comme conseil fédéral anglais [21].

 

XIII. Résolutions particulières de la conférence

 

1. La conférence approuve l'adjonction des réfugiés de la Commune de Paris que le Conseil général a admis dans son sein.

 

2. La conférence déclare que les ouvriers allemands ont rempli leur devoir pendant la guerre franco-allemande.

 

3. La conférence remercie fraternellement les membres de la fédération espagnole pour leur travail sur l'organisation de l'Internationale qui prouve une fois de plus leur dévouement à l'œuvre commune.

4. Le Conseil général fera immédiatement la déclaration formelle que l'Association internationale des travailleurs est absolument étrangère à la prétendue conspiration Netchaïev, lequel a frauduleusement usurpé et exploité le nom de l'Internationale.

 

XIV. Instructions pour le délégué Outine

 

Le citoyen Outille est invité à publier dans le journal L’Égalité (Genève) un résumé du procès Netchaïev d'après les journaux russes et d'en communiquer le manuscrit avant la publication au Conseil général.

 

XV. Convocation du prochain congrès

 

La conférence laisse à l'appréciation du Conseil général le soin de fixer, selon les événements, la date et le siège du prochain congrès ou de la conférence qui le remplacerait.

 

XVI. Alliance de la démocratie socialiste

 

Considérant

 

Que l'Alliance de la démocratie socialiste s'est déclarée dissoute (voir la lettre au Conseil général, Genève, 10 août 1871, signée Joukovsky, secrétaire de l'Alliance) ;

 

Que dans sa séance du 18 septembre (voir n° II de cette circulaire) la conférence a décidé que toutes les organisations de l'Association internationale des travailleurs seront, conformément à la lettre et à l'esprit des statuts généraux, désormais obligées à s'appeler et à se constituer simplement et exclusivement comme branches, sections, etc., de l'Association internationale des travailleurs avec les noms de leurs localités respectives attachés ; qu'il sera donc défendu aux branches et sociétés existantes de continuer à se désigner par des noms de secte, c'est-à-dire comme groupes mutualistes, positivistes, collectivistes, communistes, etc. ;

 

Qu'il ne sera plus non plus permis à aucune branche ou société déjà admise de continuer à former un groupe séparatiste sous la désignation de « section de propagande », « Alliance de la démocratie socialiste », etc., se donnant des missions spéciales en dehors du but commun poursuivi par la masse du prolétariat militant, réunie dans l'Association internationale des travailleurs ;

 

Qu'à l'avenir le Conseil général de l'Association internationale des travailleurs devra interpréter et appliquer dans ce sens l'article 5 de la résolution administrative du Congrès de Bâle : « Le Conseil général a le droit d'admettre ou de refuser l'affiliation de toute nouvelle société ou groupe sauf appel du congrès suivant »,

 

la conférence déclare vidé l'incident de l'Alliance de la démocratie socialiste.

 

XVII. Différend entre les deux fédérations de la Suisse romande

 

1. Cet article rejette les fins de non-recevoir que le comité fédéral des sections jurassiennes a fait valoir contre la compétence de la conférence. (La résolution sera publiée in extenso dans L'Égalité de Genève [22].)

 

2. La conférence approuve la décision du Conseil général du 29 juin 1870 [23].

 

Néanmoins, considérant les poursuites auxquelles se trouve en butte l'Internationale, la conférence fait appel à l'esprit de solidarité et d'union qui plus que jamais doit animer les travailleurs. Elle conseille aux ouvriers des sections jurassiennes de se rallier aux sections de la fédération romande. Dans le cas où cette union ne pourrait se faire, elle décide que la fédération des sections dissidentes se nommera à l'avenir Fédération jurassienne. Elle donne avis que désormais le Conseil général sera tenu à dénoncer et désavouer publiquement tous les journaux se disant organes de l'Internationale, lesquels, suivant l'exemple donné par Le Progrès et La Solidarité, discuteraient dans leurs colonnes, devant le public bourgeois, des questions qu'on ne doit discuter que dans le sein des comités locaux, des comités fédéraux et du Conseil général, ou dans les séances privées et administratives des congrès, soit fédéraux, soit généraux.

 

Note : les résolutions de la conférence qui ne sont pas destinées à la publicité seront communiquées aux conseils fédéraux des divers pays par les secrétaires correspondants du Conseil général.

 

Par ordre et au nom de la conférence.

 

Signatures

Londres, 17 octobre 1871

 

 

Résolution de la Conférence de Londres sur le différend
entre les deux fédérations de la Suisse romande

 

 

En ce qui concerne ce différend :

 

1. La conférence doit, de prime abord, considérer les fins de non-recevoir mises en avant par le comité fédéral des sections jurassiennes qui n'appartiennent pas à la fédération romande (voir la lettre du 4 septembre adressée à la conférence par le comité fédéral de ces sections [24] ).

 

Première objection :

 

«  Le Congrès général ‑ est-il dit dans cette lettre ‑ convoqué régulièrement peut seul être compétent pour juger une affaire aussi grave que celle de la scission dans la fédération romande. »

 

Considérant

 

Que lorsque des démêlés s'élèveront entre les sociétés ou branches d'un groupe national, ou entre des groupes de différentes nationalités, le Conseil général aura le droit de décider sur le différend, sauf appel au congrès prochain, qui décidera définitivement (cf. point 7 des résolutions du Congrès de Bâle) ;

 

Que, d'après le point 6 des résolutions du Congrès de Bâle, le Conseil général a également le droit de suspendre jusqu'au prochain congrès une section de l'Internationale [25] ;

 

Que ces droits du Conseil général ont été reconnus, quoique seulement en théorie, par le comité fédéral des branches dissidentes du Jura : parce que le citoyen Robin a sollicité à plusieurs reprises le Conseil général, au nom de ce comité, de prendre une résolution définitive sur cette question (voir les procès-verbaux du Conseil général) ;

 

Que les droits de la conférence, s'ils ne sont pas égaux à ceux d'un congrès général, sont en tout cas supérieurs à ceux du Conseil général ;

 

Qu'en effet ce n'est pas le comité fédéral de la fédération romande, mais bien le comité fédéral des branches dissidentes du Jura qui, par l'intermédiaire du citoyen Robin, a demandé la convocation d'une conférence pour juger définitivement ce différend (cf. le procès-verbal du Conseil général du 25-7-1871) ;

 

Par ces raisons :

 

La Conférence considère la première objection soulevée par la section du Jura comme nulle et non avenue.

 

Deuxième objection :

 

« Il serait, dit encore cette section, contraire à l'équité la plus élémentaire de se prononcer contre une fédération à laquelle on n'a pas procuré les moyens de défense... Nous apprenons aujourd'hui, indirectement, qu'une conférence extraordinaire est convoquée à Londres pour le 17 septembre... Il était du devoir du Conseil général d'en aviser tous les groupes régionaux ; nous ignorons pourquoi il a gardé le silence à notre égard. »

 

Considérant

 

Que le Conseil général avait instruit tous ses secrétaires de donner avis de la convocation d'une conférence aux sections des pays respectifs qu'ils représentent ;

 

Que le citoyen Jung, secrétaire correspondant pour la Suisse, n'a pas avisé le comité des branches jurassiennes pour les raisons suivantes :

 

En violation flagrante de la décision du Conseil général du 28 juin 1870, ce comité, comme il le fait encore dans sa dernière lettre adressée à la conférence, continue à se désigner comme comité de la Fédération romande.

 

Ce comité avait le droit de faire appel de la décision du Conseil général à un congrès futur, mais il n'avait pas le droit de traiter la décision du Conseil général comme non avenue.

 

Par conséquent, il n'existait pas légalement vis-à-vis du Conseil général, et le citoyen Jung n'avait pas le droit de le reconnaître en l'invitant directement à envoyer des délégués à la conférence.

 

Le citoyen Jung n'a pas reçu de la part de ce comité les réponses aux questions faites au nom du Conseil général ; depuis l'admission du citoyen Robin au Conseil général, les demandes du comité susdit ont toujours été communiquées au Conseil général par l'intermédiaire du citoyen Robin, et jamais par le secrétaire correspondant pour la Suisse.

 

Considérant encore :

 

Qu'au nom du comité susdit, le citoyen Robin avait demandé de référer le différend d'abord au Conseil général, et puis, sur le refus du Conseil général, à une conférence ; que le Conseil général et son secrétaire correspondant pour la Suisse étaient donc bien fondés à supposer que le citoyen Robin informerait ses correspondants de la réunion d'une conférence, demandée par eux-mêmes ;

 

Que la commission d'enquête nommée par la conférence pour étudier le différend suisse a entendu le citoyen Robin comme témoin ; que tous les documents communiqués au Conseil général par les deux parties ont été soumis à cette commission d'enquête ; qu'il est impossible d'admettre que le comité susdit ait seulement été informé le 4 septembre de la convocation de la conférence, attendu que déjà au mois d'août il avait offert au citoyen Malon de l'envoyer comme délégué à la conférence,

 

par ces raisons, la conférence considère que la seconde objection soulevée par la branche du Jura n'a aucun fondement.

 

Troisième objection

 

« Une décision, dit-elle enfin, annulant les droits de notre fédération aurait été des plus funestes quant à l'existence de l'Internationale dans notre contrée. »

 

Considérant que personne n'a demandé d'annuler les droits de la fédération susdite, la conférence passe outre.

 

2. La conférence approuve la décision du Conseil général du 28 juin 1870.

 

Considérant en même temps les poursuites auxquelles se trouve en butte l'Internationale, la conférence fait appel à l'esprit de solidarité et d'union, qui plus que jamais doit animer les travailleurs.

 

Elle conseille aux ouvriers des sections jurassiennes de se rallier aux sections de la fédération romande. Dans le cas où cette union ne pourrait se faire, elle décrète que la fédération des sections du Jura se nommera : fédération jurassienne.

 

Elle donne avis que désormais le Conseil général sera tenu à dénoncer et à désavouer tous les journaux, se disant organes de l'Internationale, qui, en suivant l'exemple donné par Le Progrès et La Solidarité, discuteraient dans leurs colonnes, devant le public bourgeois, des questions à traiter exclusivement dans le sein des comités locaux, des comités fédéraux et du Conseil général, ou dans les séances privées et administratives des congrès, soit fédéraux, soit généraux.

 

 

Sur l'action politique
de la classe ouvrière

 

 

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Il est absolument impossible de s'abstenir des affaires politiques [26]. Même les journaux qui ne font pas de politique ne manquent pas, à l'occasion, d'attaquer le gouvernement, et se mêlent donc de politique. La seule chose dont il s'agit, c'est de savoir quelle politique on pratique et avec quels moyens ? Au demeurant, pour nous, l'abstention est impossible. Le parti ouvrier existe déjà comme parti politique dans la plupart des pays. Ce n'est certes pas à nous de le ruiner en prêchant l'abstention. La pratique de la vie réelle et l'oppression politique que les gouvernements en glace font subir aux ouvriers ‑ à des fins politiques, aussi bien que sociales ‑ contraignent les ouvriers à faire de la politique, qu'ils le veuillent ou non. Leur prêcher l'abstention en matière politique reviendrait à les pousser dans les bras de la politique bourgeoise. Plus que jamais après la Commune de Paris, qui a mis à l'ordre du jour l'action politique du prolétariat, l'abstention politique est tout à fait impossible.

 

Nous voulons abolir les classes. Par quel moyen y parviendrons-nous ? Par la domination politique du prolétariat. Or, maintenant que tout le monde est d'accord sur ce point, on nous demande de ne pas nous mêler de politique ! Tous les abstentionnistes se nomment des révolutionnaires, et même des révolutionnaires par excellence. Mais la révolution n'est-elle pas l'acte suprême en matière politique ? Or, qui veut la fin doit vouloir aussi les moyens ‑ l'action politique qui prépare la révolution, éduque l'ouvrier et, sans elle, le prolétariat sera toujours frustré et dupé le lendemain de la bataille par les Favre et Pyat.

 

Cependant, la politique qu'il faut faire doit être celle du prolétariat : le parti ouvrier ne doit pas être la queue de quelque parti bourgeois que ce soit, mais doit toujours se constituer en parti autonome, ayant sa propre politique et poursuivant son propre but.

 

Les libertés politiques, le droit de réunion et d'association, la liberté de la presse ‑ telles sont nos armes. Et nous devrions accepter de limiter cet armement en faisant de l'abstention, au moment même où on essaie de nous en priver ?

 

On prétend que toute action politique signifie reconnaître l'ordre existant. Or, si ce qui existe nous donne les moyens pour protester contre l'état existant, dès lors l'utilisation de ces moyens n'est pas une reconnaissance de l'ordre établi.

 

 

 

Dans la plupart des pays, certains membres de l'Internationale, en invoquant la déclaration tronquée des statuts votés au Congrès de Genève, ont fait de la propagande en faveur de l'abstention dans les affaires politiques, propagande que les gouvernements se sont bien gardés d'enrayer [27].

 

En Allemagne, von Schweitzer et consorts, à la solde de Bismarck, ont essayé de raccrocher l'activité de nos sections au char de la politique gouvernementale.

 

En France, cette abstention coupable a permis aux Favre, Trochu, Picard et autres de s'emparer du pouvoir le 4 septembre. Le 18 mars, cette même abstention permit à un comité dictatorial ‑ le Comité central ‑, composé en majeure partie de bonapartistes et d'intrigants, de s'établir à Paris et de perdre sciemment, dans l'inaction, les premiers jours de la révolution, alors qu'il aurait dû les consacrer à son affermissement. En France le mouvement [de la Commune] a échoué, parce qu'il n'avait pas été assez préparé.

 

En Amérique, un congrès, tenu récemment et composé d'ouvriers, a décidé de s'engager dans les affaires politiques et de substituer aux politiciens de métier des ouvriers comme eux, chargés de défendre les intérêts de leur classe.

 

Certes, il faut faire de la politique en tenant compte des conditions de chaque pays. En Angleterre, par exemple il n'est pas facile à un ouvrier d'entrer au Parlement. Les parlementaires ne recevant aucun subside et l'ouvrier n'ayant que les ressources de son travail pour vivre, le Parlement lui est inaccessible. Or, la bourgeoisie qui refuse obstinément une indemnité aux membres du Parlement sait parfaitement que c'est le moyen d'empêcher la classe ouvrière d'y être représentée.

 

Il ne faut pas croire que ce soit d'une mince importance d'avoir des ouvriers dans les parlements. Si l'on étouffe leur voix, comme c'est le cas pour De Potter et Castiau, ou si on les expulse comme Manuel, l'effet de ces rigueurs et de cette intolérance est profond sur les masses. Si, au contraire, comme Bebel et Liebknecht, ils peuvent parler de cette tribune, c'est le monde entier qui les entend. D'une manière comme d'une autre, c'est une grande publicité pour nos principes.

 

Lorsque Bebel et Liebknecht ont entrepris de s'opposer à la guerre qui se livrait contre la France, leur lutte pour dégager toute responsabilité de la classe ouvrière dans tout ce qui se passait a secoué toute l'Allemagne ; Munich même, cette ville où l'on n'a jamais fait de révolution que pour des questions de prix de la bière, se livra à de grandes manifestations pour réclamer la fin de la guerre.

 

Les gouvernements nous sont hostiles. Il faut leur répondre avec tous les moyens que nous avons à notre disposition. Envoyer des ouvriers dans les parlements équivaut à une victoire sur les gouvernements, mais il faut choisir les hommes, et ne pas prendre un Tolain.

 

 

Les gens qui propageaient dans le temps la doctrine de l'abstention étaient de bonne foi, mais ceux qui reprennent le même chemin aujourd'hui ne le sont pas [28]. Ils rejettent la politique après qu'a eu lieu une lutte violente (Commune de Paris), et poussent le peuple à une opposition bourgeoise toute formelle, ce contre quoi nous devons lutter en même temps que contre les gouvernements. Nous devons démasquer Gambetta, afin que le peuple ne soit pas, une fois de plus, abusé. Nous devons mener une action non seulement contre les gouvernements, mais encore contre l'opposition bourgeoise qui n'est pas encore arrivée au gouvernement.

 

Comme le propose Vaillant, il faut que nous jetions un défi à tous les gouvernements, partout, même en Suisse, en réponse aux persécutions contre l'Internationale. La réaction existe sur tout le continent ; elle est générale et permanente, même aux États-Unis, voire en Angleterre, sous une autre forme.

 

Nous devons déclarer aux gouvernements : nous savons que vous êtes la force armée contre les prolétaires. Nous agirons pacifiquement contre vous là où cela nous sera possible, et par les armes quand cela sera nécessaire.


 

 

De l'indifférence
en matière politique

 

 

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La classe ouvrière ne doit pas se constituer en parti politique ; elle ne doit, sous aucun prétexte, avoir une action politique, car combattre l'État c'est reconnaître l'État ‑ ce qui est contraire aux principes éternels [29].

 

Les travailleurs ne doivent pas faire grève, car dépenser ses forces pour obtenir une augmentation de salaire ou en empêcher l'abaissement, c'est reconnaître le salariat ‑ ce qui est en contradiction avec les principes éternels de l'émancipation de la classe ouvrière.

 

Lorsque, dans la lutte politique contre l'État bourgeois, les ouvriers ne parviennent qu'à arracher des concessions, ils signent des compromis ‑ ce qui est contraire aux principes éternels. Il faut donc condamner tout mouvement pacifique tel que les ouvriers anglais et américains ont la méchante habitude de le faire.

 

Les ouvriers ne doivent pas dépenser leur énergie pour obtenir une limitation légale de la journée de travail, car ce serait signer un compromis avec les patrons qui, à partir de ce moment, ne les exploiteraient plus que dix ou douze heures, au lieu de quatorze ou seize ! Ils ne doivent pas non plus se donner le mal d'interdire légalement l'emploi de fillettes de moins de dix ans dans les fabriques, car cela n'abolit pas encore l'exploitation des garçonnets de moins de dix ans ‑ et ce serait donc un nouveau compromis qui porterait atteinte à la pureté des principes éternels.

 

Les ouvriers doivent encore moins demander ‑ comme cela arrive aux États-Unis ‑ que l'État, dont le budget s'établit aux frais de la classe ouvrière, assure l'instruction élémentaire des enfants des travailleurs, car l'enseignement élémentaire n'est pas l'enseignement universel. Il est préférable que les ouvriers et les ouvrières ne sachent ni lire, ni écrire, ni compter, plutôt que de recevoir l'enseignement d'un maître d'école de l'État. II vaut mieux que l'ignorance et un travail quotidien de seize heures abrutissent la classe ouvrière, plutôt que les principes éternels soient violés !

 

Si la lutte politique assume des formes violentes, et si les ouvriers substituent leur dictature révolutionnaire à la dictature de la bourgeoisie, ils commettent le terrible délit de lèse-principe, car, pour satisfaire leurs misérables besoins profanes de tous les jours, pour briser la résistance des classes bourgeoises, ne donnent-ils pas à l'État une forme révolutionnaire et transitoire, au lieu de rendre les armes et d'abolir l'État.

 

Les ouvriers ne doivent pas former des syndicats de tous les métiers, car ce serait perpétuer la division du travail telle qu'elle existe dans la société bourgeoise, cette division du travail qui morcelle la classe ouvrière ne constitue-t-elle pas le véritable fondement de leur esclavage ?

 

En un mot, les ouvriers doivent croiser les bras et ne pas dépenser leur temps en agitations politiques et économiques, car elles ne peuvent leur apporter que des résultats immédiats.

 

À l'instar des bigots des diverses religions, ils doivent, au mépris des besoins quotidiens, s'écrier avec une foi profonde : « Que notre classe soit crucifiée, que notre race périsse, mais que les principes éternels restent immaculés ! » Comme de pieux chrétiens, ils doivent croire en la parole du curé et mépriser les biens de ce monde pour ne penser qu'à gagner le paradis (lisez, au lieu de paradis, la liquidation sociale qui, un beau jour, doit avoir lieu dans un coin du monde ‑ personne ne sachant qui la réalisera, ni comme elle se réalisera ‑, et la mystification est en tout et pour tout identique).

 

Dans l'attente de la fameuse liquidation sociale, la classe ouvrière doit se comporter avec décence, comme un troupeau de moutons gras et bien nourris ; elle doit laisser le gouvernement en paix, craindre la police, respecter les lois et servir de chair à canon sans se plaindre.

 

Dans la vie pratique de tous les jours, les ouvriers doivent être les serviteurs les plus obéissants de l'État. Néanmoins, dans leur for intérieur, ils doivent protester avec la dernière énergie contre son existence et lui attester le profond mépris qu'ils ressentent pour lui en achetant et en lisant des brochures qui traitent de l'abolition de l'État. Ils doivent se garder d'opposer à l'ordre capitaliste d'autre résistance que leurs déclamations sur la société future dans laquelle cet ordre maudit aura cessé d'exister.

 

Nul ne contestera que si les apôtres de l'indifférence politique s'étaient exprimés de manière aussi claire, la classe ouvrière ne les eût envoyés aussitôt à tous les diables. En effet, elle se serait sentie insultée par des bourgeois doctrinaires et des aristocrates déchus, assez sots et ingénus pour lui interdire tout moyen réel de lutte, alors qu'elle doit prendre dans l'actuelle société même toutes les armes pour son combat, les conditions fatales de lutte ayant le malheur de ne pas cadrer avec les rêveries d'idéologues que nos docteurs en science sociale ont exaltées, jusqu'au séjour des béatitudes, sous le nom de Liberté, Autonomie et Anarchie.

 

D'ores et déjà, le mouvement de la classe ouvrière est si puissant que ces sectaires philanthropes n'ont plus le courage de répéter pour la lutte économique les grandes vérités qu'ils ne cessent de proclamer sur le plan politique. Ils sont trop pusillanimes pour les appliquer aux grèves, aux coalitions, aux syndicats, aux lois réglementant le travail des femmes et des enfants ou limitant la journée de travail, etc.

 

Voyons maintenant dans quelle mesure ils peuvent en appeler aux vieilles traditions, à l'honneur, à la probité et aux principes éternels.

 

À une époque où les rapports sociaux n'étaient pas encore assez développés pour permettre à la classe ouvrière de se constituer en parti politique, les premiers socialistes (Fourier, Owen, Saint-Simon, etc.) ont dû fatalement se borner, à imaginer une société modèle de l'avenir, et condamner toutes les tentatives entreprises par les ouvriers en vue améliorer leur situation actuelle : grèves, coalitions, actions politiques [30]. Même s'il ne nous est pas permis de renier ces patriarches du socialisme, comme il n'est pas permis aux chimistes de renier leurs pères, les alchimistes, nous devons nous garder de retomber dans les erreurs qu'ils ont commises et que nous serions impardonnables de renouveler.

 

Toutefois, très vite ‑ en 1839 ‑, lorsque la lutte politique et économique de la classe ouvrière prit un caractère déjà tranché en Angleterre, Bray ‑ l'un des disciples d'Owen et l'un de ceux qui, bien avant Proudhon, avaient découvert le mutualisme ‑ publia un livre : Labour's Wrongs and Labour's Remedy (« Les Maux du travail et les remèdes du travail »).

 

Dans l'un des chapitres sur l'inefficacité de tous les remèdes que l'on veut obtenir par la lutte actuelle, il fit une amère critique de toutes les agitations économiques aussi bien que politiques de la classe ouvrière anglaise. Il condamna l'agitation politique, les grèves, la limitation des heures de travail, la réglementation du travail des femmes et des enfants dans les fabriques, parce que tout cela ‑ à ses yeux ‑, au lieu de faire sortir des conditions actuelles de la société, nous y entraîne et en rend les antagonismes encore plus intenses.

 

Et maintenant, venons-en à, l'oracle de nos .docteurs en science sociale, à Proudhon. Alors que le maître avait le courage de se prononcer avec énergie contre tous les mouvements économiques (grèves, coalitions, etc.) qui étaient contraires aux théories rédemptrices de son mutualisme, il encourageait par ses écrits et son action personnelle la lutte politique de la classe ouvrière [31]. En revanche, ses disciples n'osèrent pas se prononcer ouvertement contre le mouvement. Dès 1847, lorsque apparut la grande œuvre du maître, Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère, j'ai réfuté ses sophismes contre le mouvement ouvrier. Toutefois, en 1864, après la loi Ollivier qui accordait aux ouvriers français si chichement le droit de coalition, Proudhon revint à la charge dans son livre De la capacité politique des classes ouvrières, qui fut publié quelques jours après sa mort.

 

Les attaques du maître plurent tellement à la bourgeoisie que le Times, lors de la grande grève des tailleurs de Londres en 1866, fit à Proudhon l'honneur de le traduire afin de condamner les grévistes par les propres paroles de Proudhon. En voici quelques exemples. Les mineurs de Rives-de-Gier s'étant mis en grève, on fit appel à la troupe pour leur faire entendre raison, et Proudhon de s'écrier : « L'autorité qui fit fusiller les mineurs de Rives-de-Gier se trouvait dans une situation malheureuse. Mais elle agit comme le vieux Brutus qui, partagé entre ses sentiments de père et son devoir de consul, dut sacrifier ses enfants pour sauver la République. Brutus n'hésita pas et la société n'a pas osé le condamner [32]. »

 

De mémoire de prolétaire on ne se souvient pas qu'un bourgeois ait hésité à sacrifier ses ouvriers pour sauver ses intérêts. Quels Brutus que ces bourgeois !

 

« Non, il n'existe pas plus un droit de coalition qu'il n'y a un droit d'exaction, de brigandage, de rapine, un droit d'inceste, d'adultère [33]. »

 

Mais quels sont les principes éternels au nom desquels le maître lance ses abracadabrants anathèmes ?

 

Premier principe éternel : « Le taux de salaire détermine le prix des marchandises. »

 

Même ceux qui n'ont aucune notion d'économie politique et ne savent pas que le grand économiste bourgeois Ricardo, dans son livre, Principes d'économie politique, paru en 1817, a réfuté une fois pour toutes cette erreur commune, même ceux-là sont au courant du fait que l'industrie anglaise peut donner à ses produits un prix plus bas que n'importe quel autre pays, bien que les salaire soient relativement plus élevés en Angleterre que dans aucun autre pays d'Europe.

 

Deuxième principe éternel : « La loi qui autorise les coalitions est tout à fait illégale, anti-économique et est en contradiction avec tout ordre et toute société. » En un mot, « elle s'oppose au droit économique de la libre concurrence ».

 

Si le maître avait été moins chauvin, il se serait demandé comment il se fait qu'il y a quarante ans déjà on ait promulgué en Angleterre une loi sur les fabriques si contraire aux droits économiques de la libre concurrence, et qu'à mesure que se développe l'industrie, et avec elle la libre concurrence, cette loi destructrice de tout ordre et de toute société s'impose à tous les États bourgeois comme une nécessité inéluctable. Il aurait peut-être découvert que le Droit (avec un grand D) n'existe que dans les manuels d'économie rédigés par ses frères ignorantins de l'économie politique, manuels qui contiennent des perles comme celle-ci : « La propriété est le fruit du travail »... des autres, oublient-ils d'ajouter.

 

Troisième principe éternel : Sous prétexte d'élever la classe ouvrière au-dessus de sa prétendue infériorité sociale, on va diffamer en bloc toute une classe de citoyens : la classe des patrons, des entrepreneurs, des usiniers et des bourgeois. On portera aux nues la démocratie des travailleurs manuels et on lui demandera sa mésestime et sa haine pour ces alliés indignes de la classe moyenne. À la contrainte légale, on préférera la guerre dans le commerce et l'industrie ; à la police d'État, on préférera l'antagonisme des classes [34].

 

Pour empêcher la classe ouvrière de sortir de la prétendue humiliation sociale, le maître condamne les coalitions qui constituent la classe ouvrière en classe antagoniste face à la respectable catégorie des patrons, des entrepreneurs et des bourgeois qui certes préfèrent, comme Proudhon, la police d'État à l'antagonisme des classes. Pour éviter tout ennui à cette respectable classe, notre bon Proudhon conseille aux ouvriers, en attendant l'avènement de la société mutualiste, le régime de « la liberté ou de la concurrence » qui, malgré « ses graves inconvénients », demeure pourtant e notre unique garantie [35] ».

 

Le maître prêchait l'indifférence en matière économique pour sauvegarder la liberté ou la concurrence bourgeoise, « notre unique garantie » ; les disciples prêchent l'indifférence en matière politique pour sauvegarder la liberté bourgeoise, leur unique garantie. Les premiers chrétiens, qui prêchaient aussi l'indifférence politique, n'en eurent pas moins besoin du bras puissant de l'empereur pour se transformer de persécutés en persécuteurs. Quant aux apôtres modernes de l'indifférence politique, ils ne croient pas que leurs principes éternels leur imposent aussi de renoncer aux biens de ce monde et aux privilèges temporels de la société bourgeoise. Quoi qu'il en soit, il faut bien reconnaître qu'ils supportent, avec un stoïcisme digne des martyrs chrétiens, que les ouvriers endurent des journées de travail de quatorze à seize heures dans les fabriques.


 

 

De l'autorité

 

 

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Ces derniers temps, certains socialistes ont entrepris une véritable croisade contre ce qu'ils appellent le principe d'autorité [36]. Il leur suffit de dire que tel ou tel acte est autoritaire pour le condamner. On abuse de ce procédé tout à fait sommaire au point qu'il est devenu nécessaire de s'en préoccuper. Autorité, dans le sens où l'on emploie ce terme, signifie soumission de la volonté d'autrui à la nôtre. Mais autorité implique, d'autre part, subordination [37]. Or, comme ces deux termes sonnent mal et que le rapport qu'ils expriment est désagréable pour celui qui est subordonné à l'autre, on s'est demandé s'il n'était pas possible de s'en passer et ‑ dans le cadre des rapports sociaux actuels ‑ de créer un autre état social dans quel l'autorité n'aurait plus d'objet, et disparaîtrait donc.

 

Voyons ce qu'il en est dans la réalité. Si nous considérons les conditions économiques ‑ industrielles et agraires ‑ qui forment la base de l'actuelle société bourgeoise, nous trouvons qu'elles tendent à substituer l'action combinée des individus à leur action isolée. L'industrie moderne a pris la place des petits ateliers de producteurs isolés, et développe les grandes fabriques et entreprises, dans lesquelles des centaines d'ouvriers surveillent des machines compliquées, mues par la vapeur. Les coches et autres voitures circulant sur les grandes routes ont fait place aux chemins de fer, comme les vaisseaux à rames ou à voiles ont été remplacés par les navires à vapeur. L'agriculture elle-même tombe progressivement sous la domination de la machine et de la vapeur, tandis que lentement, mais inexorablement, les petits paysans cèdent la place aux gros capitalistes qui font cultiver de grandes surfaces par des ouvriers salariés.

 

Partout, l'action combinée et l'enchaînement d'activités et de procédés dépendant les uns des autres se substituent à l'action indépendante des individus isolés. Mais qui dit action combinée dit aussi organisation. Or, est-il possible d'avoir une organisation sans autorité ?

 

Supposons qu'une révolution sociale ait détrôné les capitalistes, dont l'autorité préside aujourd'hui à la production et à la circulation des richesses. Supposons, pour nous placer entièrement au point de vue des anti-autoritaires, que la terre et les instruments de travail soient devenus propriété collective des travailleurs qui les emploient. L'autorité aura-t-elle disparu, ou bien n'aura-t-elle fait que changer de forme ? C'est ce que nous allons voir.

 

Prenons comme exemple une filature de coton. Pour que le coton se transforme en fil, il doit subir au moins six opérations successives et différentes qui, la plupart du temps, s'effectuent dans des locaux différents. En outre, il faut un ingénieur pour tenir les machines en marche et les surveiller, des mécaniciens, chargés des réparations courantes, et un grand nombre d'ouvriers pour le transport des produits d'un atelier à l'autre, etc. Tous ces travailleurs ‑ hommes, femmes et enfants ‑ sont obligés de commencer et de finir leur travail à des heures déterminées par l'autorité de la vapeur qui n'a cure de l'autonomie des individus.

 

Il est donc indispensable, dès le principe, que les ouvriers s'entendent sur les heures de travail et, celles-ci étant fixées, s'y conforment tous sans exception. Ensuite, à tout moment et partout, se posent des questions de détail sur les procédés de fabrication, la répartition du matériel, etc., qu'il faut résoudre sur l'heure sous peine de voir s'arrêter aussitôt toute la production. Qu'elles soient réglées par un délégué qui est à la tête de chaque secteur d'activité ou par une décision de la majorité, si c'est possible, il n'en demeure pas moins que la volonté de chacun devra s'y soumettre. Autrement dit, les questions seront résolues par voie autoritaire.

 

Le machinisme automatisé d'une grande fabrique est beaucoup plus tyrannique que ne l'ont été les petits capitalistes qui emploient les ouvriers [38]. Du moins en ce qui concerne les heures de travail, on peut écrire sur la porte de ces fabriques : Lasciate ogni autonomia, voi ch'entrate ! (« Renoncez à toute autonomie, vous qui entrez [39] ! ») Si l'homme, avec la science et son génie inventif, s'est soumis les forces de la nature, celles-ci se sont vengées en le soumettant à son tour, lui qui les exploite, à un véritable despotisme, absolument indépendant de tout état social. Vouloir abolir l'autorité dans la grande industrie, c'est vouloir supprimer l'industrie elle-même. C'est détruire la filature à vapeur pour en revenir à la quenouille.

 

Prenons un autre exemple, celui du chemin de fer. Ici, la coopération d'un grand nombre d'individus est absolument indispensable, coopération qui doit avoir lieu à des heures précises pour qu'il n'y ait pas d'accidents. Ici encore, la première condition de toute l'entreprise est une volonté supérieure qui commande toute question subordonnée, et cela est vrai dans l'hypothèse où elle est représentée par un délégué aussi bien que dans celle où un comité est élu pour exécuter les décisions de la majorité des intéressés. En effet, dans un cas comme dans l'autre, on a affaire à une autorité bien tranchée. Bien plus, qu'adviendrait-il du premier train si l'on abolissait l'autorité des employés de chemin de fer sur messieurs les voyageurs ?

 

Nulle part la nécessité de l'autorité et d'une autorité absolue n'est plus impérieuse que sur un navire en pleine mer. Là, à l'heure du péril, la vie de tous dépend de l'obéissance instantanée et fidèle de tous à la volonté d'un seul.

 

À chaque fois que je présente ces arguments aux anti-autoritaires les plus enragés, ils ne savent faire qu'une seule réponse : « Bah ! c'est exact, mais il ne s'agit pas là d'une autorité que nous conférons à un délégué, mais d'une fonction ! » Ces messieurs croient avoir changé les choses quand ils en ont changé le nom. C'est se moquer tout simplement du monde.

 

Quoi qu'il en soit, nous avons vu que, d'une part, une certaine autorité (peu importe comment elle est déléguée) et, d'autre part, une certaine subordination s'imposent à nous, indépendamment de toute organisation sociale, de par les conditions matérielles dans lesquelles nous produisons et faisons circuler les produits.

 

Nous avons vu, en outre, que les conditions matérielles de la production et de la circulation s'entrelacent fatalement toujours davantage avec la grande industrie et l'agriculture moderne, de sorte que le champ d'action de cette autorité s'étend chaque jour un peu plus. Il est donc absurde de parler de l'autorité comme d'un principe absolument mauvais, et de l'autonomie comme d'un principe parfaitement bon.

 

L'autorité et l'autonomie sont des notions relatives, et leur importance varie selon les diverses phases de l'évolution sociale.

 

Si les autonomistes se contentaient de dire que l'organisation sociale de l'avenir ne tolérera l'autorité que dans les limites qui lui sont tracées par les conditions mêmes de la production, nous pourrions nous entendre avec eux. Cependant, ils sont aveugles pour tous les faits qui rendent l'autorité nécessaire, et ils partent en guerre contre cette notion.

 

Pourquoi les anti-autoritaires ne se bornent-ils pas à crier contre l'autorité politique, l'État ? Tous les socialistes sont d'accord sur le fait que l'État politique et, avec lui, l'autorité politique disparaîtront à la suite de la révolution sociale future, autrement dit que les fonctions publiques perdront leur caractère politique et se transformeront en simples administrations veillant aux véritables intérêts sociaux. Mais les anti-autoritaires demandent que l'État politique autoritaire soit aboli d'un seul coup, avant même que ne soient supprimées les conditions sociales qui l'ont fait naître. Ils réclament que le premier acte de la révolution sociale soit l'abolition de l'autorité.

 

Ont-ils jamais vu une révolution, ces messieurs ?

 

Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit, c'est l'acte par lequel une fraction de la population impose sa volonté à l'autre au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires s'il en est ; et le parti victorieux, s'il ne veut pas avoir combattu en vain, doit continuer à dominer avec la terreur que ses armes inspirent aux réactionnaires. La Commune de Paris eût-elle pu se maintenir un seul jour si elle n'avait pas usé de l'autorité d'un peuple en armes contre la bourgeoisie ? Ne faut-il pas, au contraire, la critiquer de ce qu'elle ait fait trop peu usage de son autorité ?

 

Donc, de deux choses l'une : ou bien les anti-autoritaires ne savent pas ce qu'ils disent et, dans ce cas, ils ne font que semer la confusion, ou bien ils le savent et, dans ce cas, ils trahissent la cause du prolétariat. De toute façon, ils servent la réaction.


 

 

Le Congrès de Sonvilier
et l'Internationale

 

 

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Point n'est besoin d'épiloguer sur la situation présente de l'Association des travailleurs [40]. D'une part, les grandioses événements de Paris lui ont donné une puissance et une extension qu'elle n'avait jamais eu auparavant ; de l'autre, nous trouvons coalisés contre elle à peu près tous les gouvernements européens. Thiers et Gortchakoff, Bismarck et Benst, Victor-Emmanuel et le pape, l'Espagne et la Belgique. Toute la meute est lâchée sur l'Internationale. Toutes les puissances du vieux monde, cours martiales et cours d'assises, bourgeois et hobereaux, rivalisent d'ardeur à la curée et, sur l'ensemble du continent, on ne trouvera guère de lieu où l'on n'ait pas tout tenté pour mettre hors la loi la grande fraternité ouvrière, cause de toutes les terreurs.

 

Au moment où les puissances de l'ancienne société provoquent une fatale désorganisation générale, où l'unité et la cohésion sont plus nécessaires que jamais, c'est précisément ce moment que choisit, pour jeter un brandon de discorde sous forme d'une circulaire publique, un petit groupe d'Internationaux, dont le nombre, dans un coin perdu de Suisse, rétrécit de leur propre aveu tous les jours. Ces gens ‑ s'intitulant Fédération du Jura ‑sont pour la plupart ceux-là mêmes qui, sous la conduite de Bakounine, se sont depuis plus de deux ans appliqués sans relâche à saper l'unité en Suisse romande et à compromettre la coopération au sein de l'Internationale par le moyen d'une intense correspondance privée avec quelques illustres de leurs affidés dans divers pays. Tant que ces intrigues se limitaient à la Suisse, ou se tramaient en silence, nous n'avons pas voulu lui accorder davantage de publicité. Mais cette circulaire nous force à parler.

 

Le 12 novembre, lors de son Congrès de Sonvilier, la fédération du Jura, s'appuyant sur le fait que le Conseil général n'avait pas convoqué cette année de congrès, mais seulement une conférence, a décidé d'adresser une circulaire à toutes les sections adhérentes à l'Internationale. Imprimée à grand tirage, elle fut lancée aux quatre coins du monde, afin d'inviter les autres sections à réclamer la convocation immédiate d'un congrès. Pour nous, du moins en Allemagne et en Autriche, les raisons sont évidentes pour lesquelles 1e congrès devait être remplacé par une conférence. Nous ne pouvions pas nous réunir en congrès sans qu'au retour nos délégués ne fussent immédiatement appréhendés et mis à l'ombre. Les délégués d'Espagne, d'Italie et de France se seraient trouvés dans le même cas. En revanche, une conférence, dont les débats ne sont pas publics et se limitent à des questions administratives, était parfaitement possible, le nom des participants n'étant pas divulgué. Une telle conférence présentait, certes, l'inconvénient de ne pouvoir ni trancher la question de principe, ni modifier les statuts, ni, plus généralement, décider d'actes relatifs à la juridiction. Elle devait se borner à des décisions administratives en vue d'un meilleur fonctionnement de l'organisation telle qu'elle avait été établie par les statuts et les résolutions des congrès. Toutefois, la situation exigeait des mesures d'urgence ; il s'agissait de faire face à une crise momentanée, et une conférence y suffisait.

 

Les attaques contre la conférence n'étaient cependant qu'un prétexte. La circulaire n'en parle d'ailleurs qu'incidemment. Au contraire, elle assure même que le mal est plus profond. Elle affirme que, selon les statuts et les premières résolutions des congrès, l'Internationale n'est rien d'autre qu'une « libre fédération de sections autonomes », dont le but est l'émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, « en dehors de toute autorité dirigeante même si elle émane du libre consentement de tous ». En conséquence, le Conseil général ne devrait être qu'un « simple bureau de statistique et de correspondance ». Cette base initiale aurait été aussitôt faussée, d'abord par le droit accordé au Conseil général de décider lui-même de l'admission de nouveaux membres, et plus encore par les résolutions du Congrès de Bâle, accordant au Conseil général le droit de suspendre toute section jusqu'au prochain congrès et de régler provisoirement les différends jusqu'à ce que ce congrès se soit prononcé. Le Conseil général se trouverait ainsi investi d'une dangereuse puissance. La libre association de sections autonomes serait transformée en une organisation hiérarchique et autoritaire de « sections disciplinées », les sections étant « placées entièrement sous la main du Conseil général qui peut, à son gré, refuser leur admission ou bien suspendre leurs activités ».

 

Nos lecteurs allemands savent trop bien la valeur d'une organisation capable de se défendre pour ne pas trouver tout cela fort surprenant. D'autant que les théories pleinement épanouies de Monsieur Bakounine n'ont pas encore pénétré en Allemagne. Une société ouvrière qui a inscrit sur ses drapeaux et pris pour devise la lutte pour l'émancipation de la classe des travailleurs devrait avoir à sa tête non pas un comité exécutif, mais un simple bureau de statistique et de correspondance ! En fait, la lutte pour l'émancipation de la classe ouvrière n'est qu'an simple prétexte pour Bakounine et ses compagnons ; le but véritable est tout autre.

 

« La société future ne doit être rien d'autre que l'universalisation de l'organisation que l'Internationale se sera donnée. Nous devons avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idéal... L'Internationale, embryon de la société future de l'humanité, est tenue d'être, dès maintenant, l'image fidèle de nos principes de liberté et de fédération, et de rejeter de son sein tout principe tendant à l'autorité et à la dictature. »

 

À nous autres Allemands, on nous reproche notre mysticisme ; mais nous n'atteignons pas, et de loin, à celui qu'on vient de voir. L'Internationale, embryon d'une société future, dont seraient exclus les fusillades de Versailles, les cours martiales, les armées permanentes, la censure du courrier, le procès criminel de Brunswick ! Nous défendons aujourd'hui notre peau par tous les moyens ; le prolétariat, lui, devrait s'organiser non pas d'après les nécessités de la lutte qui lui est imposée chaque jour, à chaque heure, mais d'après la vague représentation que certains esprits chimériques se font d'une société de l'avenir ! Voyons donc ce qu'il en serait de notre propre organisation allemande si elle était taillée sur ce patron. Loin de combattre les gouvernements et la bourgeoisie, nous spéculerions tant et plus afin de savoir si chaque article de nos statuts, chaque résolution de nos congrès, est ou non un fidèle reflet de la société future.

 

Aux lieu et place de notre comité exécutif, nous aurions un simple bureau de statistique et de correspondance, qui ne saurait comment venir à bout des sections autonomes, autonomes au point qu'elles n'auraient jamais à reconnaître l'autorité dirigeante, née de leur propre consentement ! Car elles manqueraient, ce faisant, à leur premier devoir : être avant tout un embryon de la société future. Pas question de rassembler des forces, pas question d'action en commun ! Si, dans une section quelconque, la minorité s'adaptait à la majorité, elle commettrait là un crime contre les principes de la liberté et endosserait un principe conduisant à l'autorité et à la dictature ! Si Stieber et tous les siens, si tout le Cabinet noir, si l'ensemble des officiers prussiens entraient sur ordre dans l'organisation social-démocrate afin de la ruiner, le comité ‑ ou mieux le bureau de statistique et de correspondance ‑ ne devrait surtout pas défendre son existence, car ce serait instituer un type d'organisation hiérarchique et autoritaire ! Et surtout pas de sections disciplinées ! Surtout pas de discipline de parti, pas de concentration des forces sur un objectif, surtout pas d'armes de combat ! Qu'en serait-il autrement de l'embryon de société future ? Bref, où en arriverions-nous avec cette organisation nouvelle ? À l'organisation lâche et soumise des premiers chrétiens, celle des esclaves qui acceptaient et remerciaient pour chaque coup de pied reçu, et n'obtinrent la victoire de leur religion qu'après trois siècles de bassesses ‑ une méthode révolutionnaire qu'en vérité le prolétariat n'imitera pas ! Les premiers chrétiens tiraient de leur représentation du ciel le modèle de leur organisation ; nous devrions à l'instar prendre pour modèle le ciel social de l'avenir dont Monsieur Bakounine nous propose l'image ; au lieu de combattre, prier et espérer. Et les gens qui nous prêchent ces folies se donnent pour les seuls révolutionnaires véritables.

 

Pour en revenir maintenant à l'Internationale, il n'y a rien qui presse. Le Conseil général a le devoir d'exécuter les résolutions du Congrès de Bâle jusqu'à ce qu'un nouveau congrès en adopte d'autres ; ce devoir, il l'accomplira ! Le Conseil général n'a pas craint d'expulser les Tolain et les Durand, il saura faire en sorte que tout accès à l'Internationale demeure interdit aux Stieber et consorts, même si Monsieur Bakounine devait trouver cette mesure dictatoriale.

 

Mais comment en est-on venu à prendre ces fâcheuses résolutions de Bâle ? Très simplement. Elles furent proposées par les délégués belges et n'eurent pas d'avocat plus chaleureux que Bakounine et ses amis, et notamment Schwitzguebel et Guillaume ‑ les signataires de la présente circulaire. Les choses étaient alors différentes, certes. Ces messieurs espéraient alors obtenir la majorité et voir passer entre leurs mains le Conseil général ! Dès lors, ils ont tout fait pour renforcer ses pouvoirs. Et à présent ? Eh bien, tout est changé, et voilà que les raisins sont amers. Le Conseil général doit être réduit aux dimensions d'un simple bureau de statistique et de correspondance, afin de ne pas avoir à blesser la pudeur de la société future de Bakounine !

 

Ces gens, qui sont des sectaires professionnels, ne forment, avec leur doctrine de christianisme primitif et mystique, qu'une minorité insignifiante dans l'Internationale. Ils ont le front de reprocher aux membres du Conseil général de vouloir « faire prédominer dans l'Internationale leur programme particulier, leur doctrine personnelle ; ils tiennent leurs idées particulières pour la théorie officielle qui, seule, a droit de cité dans l'Internationale ». C'est tout de même un peu fort ! Quiconque a eu l'occasion de suivre l'histoire interne de l'Internationale sait que ces mêmes gens se sont, depuis près de trois ans, essentiellement préoccupés de faire reconnaître leur doctrine sectaire comme le programme de l'Association ; comme ils n'y sont pas arrivés, ils se sont efforcés de faire passer subrepticement les phrases bakouninistes pour le programme de l'Internationale. Le Conseil général s'est contenté de protester contre ses efforts de substitution, mais il n'a pas contesté jusqu'à présent à leurs auteurs le droit d'appartenir à l'Internationale, non plus celui de diffuser à loisir, telles quelles, leurs calembredaines sectaires. Nous attendons de savoir comment le Conseil général prendra cette nouvelle circulaire.

 

Ces gens se sont prouvé brillamment à eux-mêmes ce qu'ils étaient capables de faire avec leur nouvelle organisation. Partout où l'Internationale n'a pas rencontré la résistance violente des gouvernements réactionnaires, elle a, depuis la Commune de Paris, progressé à pas de géant. Dans le Jura suisse où ces messieurs ont toutes facilités pour agir depuis un an et demi, que voyons-nous ? Leurs propres rapports au Congrès de Sonvilier vont nous l'apprendre : « Ces événements terribles, qui nous ont en partie démoralisés, devaient exercer en partie également une influence bienfaisante sur nos sections [...] ; puis il y a le début du gigantesque combat que le prolétariat doit livrer à la bourgeoisie et, en conséquence, le moment de la réflexion [...] ; les uns s'en vont et dissimulent leur lâcheté, les autres n'en adhèrent que plus fermement aux principes rénovateurs de l'Internationale. Tel est le fait dominant dans l'histoire actuelle de l'Internationale en général, et de notre fédération en particulier. » (La Révolution sociale de Genève, 23 novembre.)

 

Voilà bien une nouvelle version de ce qui s'est passé dans l'ensemble de l'Internationale ! En réalité, cela ne concerne que la fédération du Jura. Écoutons un peu ces messieurs. La section de Moutiers a le moins souffert, mais n'en a pas pour autant réalisé quelque chose

 

« Bien qu'aucune action nouvelle n'ait été fondée, nous dit-on, il faut espérer cependant », etc. ; et pourtant cette section était « tout particulièrement favorisée par l'excellent esprit de la population ». La section de Grange est réduite à un petit noyau d'ouvriers ! Deux sections de Brienne n'ont jamais répondu aux lettres du comité ; tout aussi peu les sections de Neuchâtel et l'une des sections de Locle. La troisième section de Brienne est « momentanément morte »... bien que « tout espoir de voir revivre l'Internationale à Brienne ne soit pas perdu ». La section de Saint-Blaise est morte, et celle du Val de Raz a disparu, nul ne sait trop comment. La section centrale de Locle, qui s'est désagrégée au cours de longues luttes fratricides, a cependant été remise sur pied non sans mal, dans le but déclaré de participer aux élections du congrès ; celle de La Chaux-de-Fonds est dans une situation critique. La section des horlogers de Courtelary est en train de se transformer en coopérative après avoir adopté les statuts de la coopérative suisse des horlogers, c'est-à-dire le statut d'une société non affiliée à l'Internationale. La section centrale du même district a suspendu ses activités, parce que ses membres de Saint-Imier et de Sonvilier s'étaient constitués en sections distinctes (ce qui n'a nullement empêché cette section centrale de se faire représenter au congrès par deux délégués aux côtés de ceux de Saint-Imier et de Sonvilier). La section de Cortébert, après une brillante existence, a dû se dissoudre à la suite des intrigues de la bourgeoisie locale. Il en est de même à Corgémont. À Genève enfin, il ne subsiste plus qu'une section.

 

Voilà l'œuvre des représentants de la libre fédération des sections autonomes, avec un bureau de statistique et de correspondance à leur tête ! Voilà ce qu'en un an et demi ils ont fait d'une fédération ni étendue ni nombreuse certes, mais encore florissante. Et cela dans un pays où ils ont toute liberté d'action, alors que, partout ailleurs, l'Internationale faisait des progrès de géant. Au moment même où ils nous présentent le lamentable tableau de leur échec et où ils lancent ce cri d'angoisse provoqué par leur situation désespérée et ruineuse, ils se présentent devant nous avec la prétention d'arracher l'Internationale à la voie qu'elle a suivie jusqu'ici et qui l'a fait devenir ce qu'elle est, pour l'engager dans la voie qui a fait dégringoler la fédération du Jura de son état de relative prospérité à sa dissolution complète.

 

 

Résolutions du Conseil général
sur la scission dans la fédération
des États-Unis adoptées
les 5 et 12 mars 1872

 

1. Les deux conseils fédéraux

 

Article 1. ‑ Considérant

 

 

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Que les conseils centraux ne sont instaurés que dans le but d'assurer dans tous les pays la puissance de l'union et de la combinaison au mouvement ouvrier (art. 7 des statuts) ;

 

Qu'en conséquence l'existence de deux conseils centraux rivaux pour une même fédération est une infraction caractérisée des statuts généraux [41], le Conseil général invite les deux conseils fédéraux provisoires de New York à s'unir de nouveau et à agir comme un seul et même conseil fédéral provisoire jusqu'à la réunion d'un congrès général.

 

Art. 2. ‑ Considérant que l'efficacité du conseil fédéral provisoire serait grandement diminuée s'il contenait trop de membres qui viennent à peine d'adhérer à l'Association internationale des travailleurs,

 

le Conseil général recommande que les sections nouvellement créées et numériquement faibles se combinent entre elles afin de nommer quelques délégués communs, peu nombreux.

 

 

II. Congrès général de la fédération des États-Unis

 

Article 1. ‑ Le Conseil général recommande la convocation pour le 1er ° juillet 1872 d'un congrès général des délégués de sections et des sociétés affiliées des États-Unis.

 

Art. 2. ‑ Il appartiendra à ce congrès de nommer un conseil fédéral pour les États-Unis. Il peut, s'il le juge opportun, charger le conseil fédéral ainsi nommé de s'adjoindre un nombre limité de membres.

 

Art. 3. ‑ Ce congrès a seul pouvoir de déterminer les statuts et règlements locaux pour l'organisation de l'Association internationale des travailleurs, mais ceux-ci ne doivent rien contenir qui soit contraire aux statuts et règlements de l'Association (cf. règlement administratif V, 1).

 

III. Sections

 

Article 1. ‑ Considérant

 

Que la section no 12 de New York a non seulement pris une résolution formelle par laquelle « chaque section possède un droit indépendant » d'interpréter à son gré « les résolutions des divers congrès ainsi que les statuts et règlements », mais a encore agi en conformité totale avec ce principe qui, s'il était adopté par tous, ne laisserait plus subsister de l'Internationale que le nom ;

 

Que cette même section n'a cessé de faire de l'Internationale des travailleurs son instrument pour réaliser ses propres fins, qui ou bien sont étrangères aux buts et devoirs de l'Association internationale des travailleurs, ou bien lui sont opposées,

 

pour ces raisons :

 

le Conseil général considère qu'il est de son devoir d'appliquer la résolution administrative VI du Congrès de Bâle, et de suspendre la section no 12 jusqu'à la réunion du prochain congrès général de l'A. I. T. qui se tiendra en septembre 1872.

 

Art. 2. ‑ Considérant

 

Que l'Association internationale des travailleurs, d'après ses statuts, se compose exclusivement de « sociétés ouvrières » (cf. art. 1, 7 et 11 des statuts) ;

 

Qu'en conséquence de l'article 9 des statuts, selon lequel « quiconque adopte et défend les principes de l'Association internationale des travailleurs peut en être reçu membre », s'il est possible à des adhérents actifs de l'Internationale qui ne sont pas des travailleurs d'en être membres à titre individuel ou à titre de sections ouvrières, il n'en résulte en aucun cas qu'il soit légitime de fonder des sections qui soient composées exclusivement ou principalement de membres n'appartenant pas à la classe ouvrière ;

 

Que cette même raison a empêché il y a quelques mois de reconnaître une section slave composée exclusivement d'étudiants [42] ;

 

Qu'en accord avec les statuts V, 1, les statuts et les règlements doivent être adaptés « aux circonstances locales de chaque pays » ;

 

Que les conditions sociales des États-Unis, si elles sont en de nombreux points extrêmement favorables au mouvement ouvrier, facilitent particulièrement l'intrusion dans l'Internationale de pseudo-réformateurs, de charlatans bourgeois et de trafiquants politiques,

 

pour ces raisons :

 

le Conseil général recommande qu'à l'avenir on n'admette pas de nouvelles sections qui ne regroupent au moins pour les deux tiers des travailleurs salariés.

 

Art. 3. ‑ Le Conseil général attire l'attention de la fédération américaine sur la résolution II, 3 de la Conférence de Londres ayant trait aux « sections sectaires » ou « corps séparatistes », qui prétendent « accomplir des missions et tâches particulières », distinctes de celles du but commun de l'Association, qui est de « libérer le travailleur de l'assujettissement économique des détenteurs des moyens du travail », assujettissement « qui est la cause première de la servitude sous toutes ses formes la misère sociale, l'avilissement intellectuel et la dépendance politique » (cf. le préambule des statuts).

 

 

Rapport fait au Congrès de La Haye
au nom du Conseil général sur l'Alliance
de la démocratie socialiste

 

 

 

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L'Alliance de la démocratie socialiste fut fondée par M. Bakounine vers la fin de l'année 1868. C'était une société internationale prétendant fonctionner, en même temps, en dehors et en dedans de l'Association internationale des travailleurs [43]. Se composant de membres de cette dernière qui réclamaient le droit de participer à toutes les réunions internationales, elle voulait cependant se réserver d'avoir ses groupes locaux, ses fédérations nationales, ses congrès particuliers à côté de ceux de l'Internationale. En d'autres termes, l'Alliance prétendait dès le début former une sorte d'aristocratie au sein de notre association, un corps d'élite avec un programme à elle et avec ses privilèges particuliers.

 

Notre circulaire sur Les Prétendues scissions dans l'Internationale (pages 7 à 9, pièces justificatives n° 1) reproduit la correspondance qui eut lieu à ce moment entre le comité central de l'Alliance et notre Conseil général. Celui-ci refusa d'admettre l'Alliance tant qu'elle conserverait son caractère international distinct ; il ne promit de l'admettre qu'à la condition qu'elle dissoudrait son organisation internationale particulière, que ses sections se convertiraient en simples sections de notre association, et que le Conseil serait informé du lieu et des effectifs numériques de chaque section nouvelle.

 

Voici ce que répondit, à ces demandes, le 22 juin 1869, le comité central de l'Alliance qui, à cette occasion, changeait de nom et prit celui de section de l'Alliance de la démocratie socialiste de Genève :

 

« Conformément à ce qui a été convenu entre votre Conseil et le comité central de l'Alliance de la démocratie socialiste, nous avons soumis aux différents groupes de l'Alliance la question de sa dissolution comme organisation distincte de celle de l'Association internationale des travailleurs... Nous avons le plaisir de vous annoncer que la grande majorité des groupes a partagé l'avis du comité central tendant à prononcer la dissolution de l'Alliance internationale de la démocratie socialiste. Aujourd'hui, cette dissolution est prononcée. En notifiant cette décision aux différents groupes de l'Alliance, nous les avons invités à se constituer, à notre exemple, en sections de l'A.I.T., et à se faire reconnaître comme telles par vous ou par le conseil fédéral de cette association dans leurs pays respectifs. Comme confirmation de la lettre que vous avez adressée à l'ex-comité de l'Alliance, nous venons aujourd'hui, en vous soumettant les statuts de notre section, vous prier de la reconnaître officiellement comme branche de l'Association internationale des travailleurs. » (Signé : le secrétaire provisoire C. Perron ; pièces justificatives no 2.)

 

L'exemplaire des statuts de l'Alliance se trouve aux pièces justificatives no 3.

 

La section de Genève resta la seule qui demandait son affiliation. On n'entendit plus parler des autres prétendues sections de l'Alliance. Cependant, en dépit des intrigues continuelles des alliancistes tendant à imposer leur programme spécial à toute l'Internationale, et à s'assurer la direction de notre association, on devait croire qu'elle avait tenu sa parole, et qu'elle s'était dissoute. Mais, au mois de mai dernier, le Conseil général reçut des indications assez précises, dont il dut conclure que l'Alliance ne s'était jamais dissoute ; qu'en dépit de la parole solennellement donnée elle avait existé et existait toujours sous forme de société secrète, et qu'elle usait de cette organisation clandestine pour poursuivre toujours son but original de domination. C'est surtout en Espagne que son existence devint de plus en plus manifeste, par suite des divisions au sein même de l'Alliance, dont nous tracerons plus loin l'historique.

 

Il suffit ici de dire que d'abord une circulaire des membres de l'ancien conseil fédéral de ce pays, membres en même temps du comité central de l'Alliance en Espagne (voir le n° 61, p. 3, col. 2 de l'Émancipation ; pièces justificatives n° 4), en dévoila l'existence [44]. Cette circulaire est datée du 2 juin 1872, et annonce à toutes les sections de l'Alliance en Espagne que les signataires venaient de se dissoudre comme section de l'Alliance et invitèrent les autres à suivre leur exemple. Elle fut publiée dans l'Émancipation (n° 59, pièce justificative n° 5).

 

Cette publication força le journal de l'Alliance, la Federacion de Barcelone (n° 155, 4 août 1872), à publier lui-même les statuts de l'Alliance (pièces justificatives n° 6).

 

En comparant les statuts de la société secrète avec les statuts soumis par l'Alliance de Genève au Conseil général, nous trouvons d'abord que le programme en tête de la première est identique à celui en tête de l'autre. Il n'y a que de légers changements de rédaction, de sorte que le programme particulier de Bakounine apparaît clairement dans les statuts secrets.

 

En voici le tableau exact :

 

L'article 1 de Genève est littéralement identique à l'article 5 secret. L'article 2 de Genève est généralement identique à l'article 1 secret. L'article 3 de Genève est littéralement identique à l'article 2 secret. Les articles 4 et 5 de Genève sont généralement identiques à l'article 3 secret.

L'article 6 de Genève est généralement identique à l'article 4 secret.

 

Les statuts secrets eux-mêmes sont basés sur ceux de Genève. Ainsi l'article 4 secret correspond littéralement à l'article 3 de Genève ; les articles 8 et 9 de Genève se trouvent, en bref, dans l'article 10 secret, comme les articles 15-20 de Genève dans l'article 3 secret.

 

L'article 7 de Genève, contrairement à la pratique actuelle des alliancistes, prêche « la forte organisation » de l'Internationale, et oblige tous les membres de l'Alliance à « soutenir... les résolutions des congrès et le pouvoir du Conseil général ». Cet article ne se trouve pas dans les statuts secrets, mais la preuve qu'il y a figuré, au commencement, c'est qu'il se retrouve presque littéralement dans l'article 15 du règlement de la section madrilène qui combine diverses professions (pièces justificatives n° 7).

 

Il est donc manifeste que nous avons affaire non à deux sociétés différentes, mais à une seule et même société. Alors que le comité central de Genève donna au Conseil général l'assurance que l'Alliance était dissoute ; et que, sur la foi de cette déclaration, il fut reçu comme section de l'Internationale, les meneurs de ce comité central, Monsieur Bakounine à leur tête, renforcèrent l'organisation de cette Alliance en la transformant en société secrète, et en lui conservant le caractère international qu'on avait promis d'abandonner. La bonne foi du Conseil général et de toute l'Internationale, à laquelle la correspondance avait été soumise, fut indignement trompée. Après avoir débuté par un mensonge pareil, ces hommes n'avaient plus de raison de se gêner dans leurs machinations pour se soumettre l'Internationale ou, en cas d'échec, pour la désorganiser.

 

Voici maintenant les articles principaux des statuts secrets :

 

1. L'Alliance de la démocratie socialiste se composera de membres de l'Association internationale des travailleurs, et aura pour but la propagande et le développement des principes de son programme, et l'étude de tous les moyens propres à avancer l'émancipation directe et immédiate de la classe ouvrière.

 

2. Pour obtenir les meilleurs résultats possibles et pour ne pas compromettre la marche de l'organisation sociale, l'Alliance sera éminemment secrète.

 

4. Personne ne pourra être admis comme membre sans avoir auparavant accepté complètement et sincèrement les principes du programme, etc.

 

5. L'Alliance influera tant qu'elle pourra au sein de la fédération ouvrière locale, de sorte qu'elle ne prenne pas une marche réactionnaire ou antirévolutionnaire.

 

6. La majorité des associés pourra exclure de l'Alliance chacun de ses membres sans indication de cause.

 

L'Alliance est donc une société secrète, formée au sein même de l'Internationale avec un programme spécial qui n'est pas du tout celui de l'Internationale, et ayant pour but la propagande de ce programme qu'elle considère comme seul révolutionnaire. Elle impose à ses membres le devoir d'agir au sein de leur fédération locale internationale de manière que cette dernière ne prenne pas une marche réactionnaire ou antirévolutionnaire, c'est-à-dire qu'elle ne s'éloigne aucunement du programme de l'Alliance. En d'autres termes, l'Alliance a pour but d'imposer, au moyen de son organisation secrète, son programme sectaire à toute l'Internationale. Le moyen le plus efficace d'y arriver, c'est de s'emparer des conseils locaux et fédéraux et du Conseil général, en y faisant élire, usant de la puissance donnée par l'organisation clandestine, des membres de l'Alliance. C'est précisément ce qu'a fait l'Alliance là où elle a cru avoir des chances de succès : nous verrons cela plus tard.

 

Il est clair que personne ne saurait en vouloir aux alliancistes de faire de la propagande pour leur programme. L'Internationale se compose de socialistes des nuances les plus variées, et son programme est assez ample pour les comprendre toutes. La secte bakouniniste y a été reçue aux mêmes conditions que les autres. Ce qu'on lui reproche, c'est précisément d'avoir violé ces conditions.

 

Quant au caractère secret de l'Alliance, c'est déjà autre chose. L'Internationale ne peut ignorer que les sociétés secrètes sont en beaucoup de pays, en Pologne, en France, en Irlande, un moyen légitime de défense contre le terrorisme gouvernemental. Mais elle a déclaré, à la Conférence de Londres, qu'elle veut rester complètement étrangère à ces sociétés, et que, par conséquent, elle ne les reconnaîtra pas comme sections. Et, ce qui est le point capital, nous nous trouvons ici en face d'une société créée pour combattre non les gouvernements, mais l'Internationale elle-même.

 

L'organisation d'une pareille société est une violation flagrante non seulement de l'engagement contracté envers l'Internationale, mais aussi de la lettre et de l'esprit de nos statuts et règlements généraux. Nos statuts ne connaissent qu'une seule espèce de membres de l'Internationale avec droits et devoirs égaux ; l'Alliance les divise en deux castes, initiés et profanes, aristocrates et plébéiens, ces derniers étant destinés à être menés par les premiers, au moyen d'une organisation dont ils ignorent jusqu'à l'existence.

 

L'Internationale demande à ses adhérents de reconnaître pour base de leur conduite la vérité, la justice et la morale ; l'Alliance impose à ses adeptes comme premier devoir le mensonge, la dissimulation et l'imposture, en leur prescrivant de tromper les Internationaux profanes sur l'existence de l'organisation clandestine, sur les motifs et sur le but même de leurs paroles et de leurs actions. Les fondateurs de l'Alliance savaient parfaitement que la grande masse des Internationaux profanes ne se soumettrait jamais sciemment à une organisation comme la leur, sitôt qu'ils en auraient connu l'existence. C'est pourquoi ils la firent « éminemment secrète ». Car il faut bien observer que le caractère secret de cette Alliance n'a pas pour objet de tromper la vigilance des gouvernements, car autrement on n'aurait pas débuté par sa constitution comme société publique ; ce caractère secret était uniquement destiné à tromper l'Internationale profane, comme le prouve la manœuvre indigne dont l'Alliance a fait usage vis-à-vis du Conseil général. Il s'agit donc d'une véritable conspiration contre l'Internationale.

 

Pour la première fois dans l'histoire des luttes de la classe ouvrière, nous rencontrons une conspiration secrète ourdie au sein même de cette classe et destinée à miner non pas le régime exploiteur existant, mais l'Association même qui le combat le plus énergiquement.

 

Du reste, il serait ridicule de prétendre qu'une société se soit faite secrète pour se sauvegarder contre les poursuites des gouvernements actuels, étant donné que cette société prêche partout la doctrine dévirilisante de l'abstention absolue en matière politique, et déclare dans son programme (art. 3, préambule aux statuts secrets) qu'elle « repousse toute action révolutionnaire qui n'aurait pas pour objet immédiat et direct le triomphe de la cause des ouvriers contre le capital ».

 

Considérons maintenant quelle a été l'action de cette société secrète dans l'Internationale.

 

La réponse à cette question se trouve déjà, en partie, dans la circulaire privée du Conseil général sur Les Prétendues Scissions. Mais comme le Conseil général ne connaissait pas encore à ce moment-là l'étendue de l'organisation secrète, et comme, depuis, il s'est passé bien des faits importants, cette réponse ne pouvait être que fort incomplète.

 

Constatons d'abord qu'il y a eu deux phases bien distinctes dans l'action de l'Alliance. Dans la première, elle croyait pouvoir s'emparer du Conseil général et, ce faisant, de la direction suprême de notre association. C'était alors qu'elle demanda à ses adhérents de soutenir la « forte organisation » de l'Internationale et « le pouvoir du Conseil général d'abord, aussi bien que celui du conseil fédéral et du comité central ». C'est dans ces conditions que les alliancistes ont demandé au Congrès de Bâle tous ces pouvoirs étendus pour le Conseil général, pouvoirs qu'ils ont plus tard repoussés avec tant d'horreur parce que autoritaires.

 

Le Congrès de Bâle réduisit à néant les espérances de l'Alliance, du moins pour quelque temps, en la laissant à des intrigues locales. Elle se tint assez tranquille jusqu'à ce que la Conférence de Londres rétablît, par ses résolutions sur la politique de la classe ouvrière et sur les sections sectaires, le programme original de l'Internationale vis-à-vis du programme de l'Alliance, et mît fin à ce quiproquo international. Depuis, elle ourdit des menées dont il est question clans Les Prétendues Scissions.

 

Dans le Jura, en Italie et en Espagne, elle ne cessa de substituer son programme spécial à celui de l'Internationale. La fédération jurassienne, qui constitue le centre de l'Alliance en Suisse, lança sa circulaire de Sonvilier contre le Conseil général. La forte organisation, le pouvoir du Conseil général, les résolutions de Bâle proposées et votées par les signataires de cette même circulaire y furent qualifiés d'autoritaires, désignation suffisante à ce qu'il paraît pour les faire condamner sans autre forme de procès ; on y parla de « la guerre, la guerre ouverte éclatée dans nos rangs », on y demandait pour l'Internationale une organisation adaptée non aux besoins de la lutte actuelle, mais à on ne sait quel idéal de la société future, etc. À partir de là, on changea de tactique. La consigne était donnée. Les résolutions autoritaires de Bâle et de la Conférence de Londres ainsi que l'autoritarisme du Conseil général furent attaqués violemment partout où L'Alliance avait des ramifications, en Italie et en Espagne surtout.

 

On ne parlait plus que de l'autonomie des sections, de groupes librement fédérés, d'anarchie, etc. Tout cela se comprend facilement. La puissance de la société secrète au sein de l'Internationale devait naturellement s'accroître à mesure que l'organisation publique de l'Internationale se relâchait et s'affaiblissait. Le grand obstacle que l'on rencontra, c'est le Conseil général, et c'est lui qu'on attaqua en première ligne. Mais nous verrons tout à l'heure qu'on traita de la même manière les conseils fédéraux dès que l'on crut l'occasion opportune.

 

La circulaire du Jura n'eut aucun effet, excepté dans les pays où l'Internationale était plus ou moins sous l'influence de l'Alliance, en Italie et en Espagne. Dans ce dernier pays, l'Alliance et l'Internationale avaient été fondées en même temps, immédiatement après le Congrès de Bâle. Les Internationaux les plus dévoués de l'Espagne furent amenés à croire que le programme de l'Alliance était identique à celui de l'Internationale, que l'organisation secrète existait partout, et que c'était presque un devoir d'y entrer. Cette illusion fut détruite par la Conférence de Londres, où le délégué espagnol, Anselmo Lorenzo ‑ lui-même membre du comité central de l'Alliance de son pays ‑, put se convaincre du contraire, ainsi que par la circulaire du Jura lui-même, dont les attaques violentes et les calomnies contre cette conférence et contre le Conseil général avaient été immédiatement reproduites par tous les organes de l'Alliance.

 

La première conséquence de la circulaire jurassienne fut donc en Espagne de créer une scission, au sein même de l'Alliance espagnole, entre ceux qui étaient avant tout des Internationaux et ceux qui ne voulaient de l'Internationale que pour autant qu'elle était dominée par l'Alliance. La lutte, sourde d'abord, éclata bientôt dans les réunions de l'Internationale. Le conseil fédéral, élu par la Conférence de Valence (septembre 1871), ayant prouvé par ses actes qu'il préférait l'Internationale à l'Alliance, la majorité de ses membres furent expulsés de la fédération locale de Madrid, dominée par l'Alliance. Ils furent réhabilités par le Congrès de Saragosse, et deux de ses membres les plus actifs ‑ Mora et Lorenzo ‑ furent réélus au nouveau conseil fédéral, bien que tous les membres de l'ancien conseil aient d'avance déclaré ne pas vouloir les accepter.

 

Le Congrès de Saragosse fit craindre aux meneurs de l'Alliance que l'Espagne ne s'échappe de leurs mains. Elle dirigea donc immédiatement contre le pouvoir du conseil fédéral espagnol les mêmes attaques que la circulaire du Jura avait dirigées contre les attributions prétendument autoritaires du Conseil général. En Espagne, une organisation parfaitement démocratique et en même temps très complète avait été élaborée par le Congrès de Barcelone et par la Conférence de Valence. Elle avait eu, grâce aussi à l'activité du conseil fédéral élu à Valence (activité reconnue par un vote exprès du congrès), les résultats brillants dont il a été question dans le rapport général.

 

À Saragosse, Morago, l'âme de l'Alliance en Espagne, déclara que les attributions du conseil fédéral dans cette organisation étant autoritaires, il fallait les restreindre, lui ôter le droit d'admettre ou de refuser de nouvelles sections, le droit de constater si leurs statuts sont conformes à ceux de la fédération, le réduire enfin au rôle d'un simple bureau de correspondance et de statistique. En rejetant les propositions de Morago, le congrès résolut de maintenir l'organisation autoritaire existante. (Cf. Estracto de las actas del segundo congresso obrero, p. 109 et 110 ; pièces justificatives n° 8. Sur ce point, le témoignage du citoyen Lafargue, délégué au Congrès de Saragosse, sera important.)

 

Pour écarter le nouveau conseil fédéral des dissensions surgies à Madrid, le congrès le transféra à Valence. Mais la cause de ces dissensions ‑ l'antagonisme qui commençait à se développer entre l'Alliance et l'Internationale ‑ n'avait pas un caractère local. Le congrès, ignorant jusqu'à l'existence de l'Alliance, avait composé le nouveau conseil exclusivement de membres de cette société. Deux d'entre eux ‑ Mora et Lorenzo ‑ en étaient devenus les antagonistes, et Mora n'avait pas accepté son élection. La circulaire du Conseil général sur Les Prétendues Scissions, réponse à celle du Jura, mit en demeure tous les Internationaux de se déclarer ou pour l'Internationale, ou pour l'Alliance. La polémique s'envenima de plus en plus entre La Emancipacion, d'une part, et La Federacion de Barcelone et la Razon de Séville, journaux alliancistes, de l'autre. Enfin, le 2 juin, les membres de l'ancien conseil fédéral, rédacteurs de La Emancipacion et membres du comité central espagnol de l'Alliance, résolurent d'adresser à toutes les sections espagnoles de l'Alliance la circulaire où ils déclarèrent se dissoudre comme section de la société secrète, et invitèrent les autres sections à suivre leur exemple. La vengeance ne se fit pas attendre. Ils furent immédiatement, et en violation flagrante des règlements en vigueur, expulsés de nouveau de la fédération locale de Madrid. Ils se constituèrent alors en nouvelle fédération de Madrid, et demandèrent que le conseil fédéral la reconnaisse.

 

Mais, en attendant, l'élément allianciste du conseil, renforcé par des cooptations de nouveaux membres, était parvenu à le dominer complètement, de sorte que Lorenzo s'en retira. La demande de la nouvelle fédération de Madrid eut pour réponse un refus net de la part du conseil fédéral qui, alors, s'occupait déjà d'assurer l'élection de candidats alliancistes au Congrès de La Haye. À cet effet, il adressa aux fédérations locales une circulaire privée en date du 7 juillet, dans laquelle, après avoir répété les calomnies de La Federacion contre le Conseil général, il proposa aux fédérations d'envoyer au congrès une délégation commune à toute l'Espagne, élue à la majorité de la totalité des voix, dont le scrutin serait fait par le conseil lui-même (pièces justificatives n° 9). Pour tous ceux qui connaissent l'organisation secrète au sein de l'Internationale espagnole, il est évident que c'était faire élire des hommes de l'Alliance pour les envoyer au congrès avec l'argent des Internationaux. Dès que le Conseil général, auquel cette circulaire n'avait pas été envoyée, eut connaissance de ces faits [45], il adressa au conseil fédéral espagnol, le 24 juillet, la lettre jointe aux pièces justificatives [46] (n° 10). Le conseil fédéral répondit le 1er août qu'il lui fallait du temps [47] pour traduire notre lettre écrite en français, et le 3 août il écrivit au Conseil général la réponse évasive publiée dans La Federacion (pièce justificative n° 11). Dans cette réponse, il prit le parti de l'Alliance. Le Conseil général, après avoir reçu la lettre du 1er août, avait déjà fait publier cette correspondance dans La Emancipacion.

 

Ajoutons que, dès que l'organisation secrète avait été révélée, on prétendit que l'Alliance avait déjà été dissoute au Congrès de Saragosse. Le comité central, cependant, n'en fut pas prévenu [48] (pièces justificatives n° 4).

 

La nouvelle fédération de Madrid nie le fait qu'elle connaît sans doute. Du reste, il est ridicule de prétendre que la branche espagnole d'une société internationale, comme l'Alliance, puisse se dissoudre sans consulter les autres branches nationales.

 

Immédiatement après, l'Alliance tenta son coup d'État. Voyant qu'au Congrès de La Haye il lui serait impossible de s'assurer, en renouvelant les manœuvres de Bâle et de La Chaux-de-Fonds, une majorité factice, elle profita de la conférence tenue à Rimini par la soi-disant fédération italienne pour faire acte de scission ouverte. Les délégués ci-réunis le résolurent à l'unanimité (voir pièces justificatives n° 12). Voilà donc le congrès de l'Alliance opposé à celui de l'Internationale. Cependant, on s'aperçut bientôt que ce projet ne promettait pas de succès. On le retira, et on résolut d'aller à La Haye. Or, voilà que ces mêmes sections italiennes, sections dont une seule sur vingt et une appartient à notre association, après avoir répudié le Congrès de La Haye, ont le front d'envoyer à La Haye leurs délégués [49] !

 

Considérant

 

1. Que l'Alliance fondée et dirigée par M. Bakounine (et qui a pour organe principal le comité central de la fédération jurassienne) est une société hostile à l'Internationale, parce qu'elle s'efforce ou de dominer l'Internationale, ou de la désorganiser ;

 

2. Que, par conséquent, l'Internationale et l'Alliance sont incompatibles,

 

le Congrès décrète :

 

1. M. Bakounine et tous les membres actuels de l'Alliance de la démocratie socialiste sont exclus de l'Association internationale des travailleurs. Ils ne pourront y rentrer qu'après avoir publiquement répudié toute communauté avec cette société secrète ;

 

2. La fédération jurassienne, comme telle, est exclue de l'Internationale.

 

 

Congrès de l'A. I. T. tenu à La Haye
(2 au 7-9-1872)

 

 

Discussions préparatoires à propos du congrès
et des pleins pouvoirs du Conseil général

 

 

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Le citoyen Marx dit alors qu'il ne fait pas de doute que la question d'organisation serait le principal sujet à soumettre aux débats du congrès. Les luttes qui avaient eu lieu ont suffisamment mis cela en évidence [50]. Dans la discussion de celle-ci, il serait bon de diviser le sujet en sections concernant ou bien le Conseil général, ou bien les conseils fédéraux. La proposition de Bakounine transformerait purement et simplement le Conseil général en un bureau de statistique. Or, pour cela, il n'est pas nécessaire d'avoir un Conseil général. Les journaux pourraient donner toutes les informations qu'ils sont susceptibles de rassembler, et il faut rappeler que l'on n'avait pas encore collecté de statistiques, bien que le Conseil général ait attiré régulièrement l'attention des diverses sections sur la nécessité d'entreprendre des mesures à cet effet.

 

La proposition du conseil fédéral belge est logique : il faut supprimer le Conseil général, dès lors qu'on lui a déjà enlevé toute utilité. On a affirmé que les conseils fédéraux pouvaient accomplir toutes les tâches indispensables et qu'ils avaient été et seraient établis dans tous les pays, afin de prendre en main toute l'administration. En Espagne, La Emancipacion disait dans sa critique de ce projet que cela signifierait la mort de l'Association : s'ils étaient conséquents, il faudrait supprimer les conseils fédéraux eux-mêmes. Malgré cela, il ne s'opposerait pas à la proposition, comme autre solution ou expérience [51]. Quoi qu'il en soit, il est assuré que cela ne ferait que démontrer l'absolue nécessité du rétablissement du Conseil général dans ses fonctions. Si la politique du renforcement des pouvoirs du Conseil général devait être rejetée, il serait disposé à s'incliner, mais il n'accepterait en aucun cas la proposition de Bakounine, à savoir maintenir le Conseil général tout en le réduisant à néant.

 

Vérifications des mandats de délégués

 

Marx répond que cela ne regarde personne de savoir qui les sections choisissent [comme délégué au Congrès] [52]. D'ailleurs, il est tout à l'honneur de Barry de ne pas être un des prétendus chefs des travailleurs anglais, car tous sont plus ou moins vendus à la bourgeoisie et au gouvernement. On a attaqué Barry uniquement parce qu'il ne voulait pas se faire l'instrument de Hales.

 

À propos des sociétés persécutées
par les gouvernements

 

Marx fait valoir que si l'Alliance a été admise, c'est parce qu'on ignorait au début son caractère secret [53]. L'on savait, évidemment, qu'elle s'était reconstituée, mais en face de la déclaration officielle de dissolution du 6 août 1871, la conférence ne pouvait qu'adopter la résolution quel l'on sait. Lui-même ne s'oppose pas aux sociétés secrètes en tant que telles, car il a appartenu à des sociétés de ce genre, mais il en a aux sociétés secrètes qui sont hostiles et nuisibles à l'A.I.T. Le conseil fédéral romand protesta vivement contre l'admission de la section en question, et c'est la raison pour laquelle le Conseil général la rejeta, conformément aux statuts. À Bruxelles, la situation était différente : la section française avait écrit au Conseil général que des membres du conseil fédéral belge lui avaient fait savoir que son admission à la fédération belge l'exposerait à la police belge. Le Conseil général n'avait donc pu faire autrement que de reconnaître et d'admettre séparément la section française de Bruxelles, et il a fallu agir de la même façon pour la deuxième section française qui s'y est formée.

 

 

Discussion sur la section double
des États-Unis

 

Marx déclare que la section 2 n'a pas d'existence aux yeux du congrès, puisque, en sa qualité de section indépendante, elle n'est pas entrée en contact avec le Conseil général [54].

 

Sorge déclare qu'il n'aurait posé la question de confiance soulevée par Dereure que pour la section 2, car on montrera alors les immenses torts que ces éléments causent à la classe ouvrière et au mouvement des travailleurs en Amérique.

 

Frankel est tout à fait opposé à l'admission de la section 2 et rappelle les précédents de la Commune, où des sections particulières ont aussi mené une campagne contre le Conseil fédéral par des affiches et divers autres moyens. Il est favorable à la centralisation, contre la prétendue autonomie et l'anarchie. On ne peut plus tolérer la rébellion contre toutes les résolutions ; la discipline doit être maintenue.

 

Marx fait savoir que West (le délégué mandaté par la section 2) désire voir renvoyer au lendemain la question concernant la section 2, et que le comité accepte cette proposition. Il rappelle l'affaire de l'Alliance et déclare qu'il avait proposé l'exclusion de l'Alliance et non pas des délégués espagnols.

 

Marx propose, au nom du comité de vérification des pouvoirs, l'annulation du mandat de W. West, parce que, d'une part, il est membre d'une section suspendue, que, d'autre part, il a été membre du Congrès de Philadelphie, et que, enfin, il est membre du conseil de Prince Street. Le mandat de W. West est signé par Victoria Woodhull qui, depuis des années, intrigue pour la présidence (elle est présidente des spirites, prêche l'amour libre, a une activité bancaire, etc.). La section 2, créée par V. Woodhull, était formée, au début, presque exclusivement de bourgeois, menait surtout des campagnes pour le suffrage féminin et publia le fameux appel aux citoyens américains de langue anglaise, dans lequel elle accusait l'A.I.T. de nombreux crimes, et qui provoqua la formation de nombreuses sections dans le pays. Il y était question entre autres, de liberté individuelle, de liberté sociale (amour libre), de règles d'habillement, de suffrage féminin, de langue universelle et de bien d'autres choses. Le 28 octobre, ils ont déclaré que l'émancipation de la classe ouvrière par elle-même signifiait que l'émancipation de la classe ouvrière ne peut s'accomplir contre la volonté des travailleurs. Ils estiment que la question du suffrage féminin doit avoir priorité sur la question du travail, et ne veulent pas reconnaître à l'A.I.T. son caractère d'organisation ouvrière.

 

La section 1 protesta contre cette manière d'agir de la section 2, et exigea qu'au moins les deux tiers des membres des sections fussent des travailleurs salariés, car, aux États-Unis, tout mouvement ouvrier est exploité et perverti par la bourgeoisie [55]. La section 2 protesta contre l'exigence des deux tiers de travailleurs salariés en demandant dédaigneusement si c'était un crime de n'être pas un esclave salarié, mais un homme libre. Les deux parties en appelèrent à la décision du Conseil général. Les 5 et 12 mars, le Conseil fit connaître sa décision de suspendre la section 2. C'est pourquoi le mandat de West ne peut pas être reconnu. Quoiqu'elle ait fait appel au Conseil général, la section 2 et ses adhérents refusèrent la décision. West était aussi membre du Congrès de Philadelphie et du conseil de Prince Street, qui refusèrent de reconnaître le Conseil général et restèrent en contact avec la fédération jurassienne qui, à en croire les journaux, leur conseillait de ne pas payer leur cotisation pour mettre le Conseil général à sec.

 

Sorge répond à West qu'il a la tâche facile, et raconte ensuite comment la section 2 a été admise à la suite de fausses indications (West avait notamment déclaré que la section 2 se composait surtout de travailleurs salariés, comme lui-même). Il ajoute que, d'autre part, on connaissait suffisamment les exigences des ennemis de la section 2, que le Conseil général avait simplement recommandé et non décrété la régie des deux tiers, que Mme Woodhull poursuit des intérêts personnels dans l'Association, ce que West lui-même lui avait dit. Personne n'a jamais mis en question leur droit d'avoir toutes sortes d'opinions sur des questions telles que, par exemple, le féminisme, la religion, ou n'importe quoi, mais seulement le droit de les faire endosser à l'Association internationale des travailleurs.

 

La section 2 et ses membres ont impudemment exposé toutes leurs dissensions devant le grand public ; ils n'ont pas payé leur cotisation pour cette année, ils ont été heureux de recevoir la communication de la fédération jurassienne et du conseil fédéraliste universel de Londres. Ils se sont livrés à des intrigues et à des manœuvres déloyales, et ont réclamé au Conseil général la direction suprême de l'A.I.T. en Amérique, et ont encore le front d'interpréter comme leur étant favorables les décisions contraires du Conseil général.

 

 

Interventions sur les pouvoirs du Conseil général

 

 

Sauva dit que Sorge a soutenu faussement que les Français aux États-Unis veulent un accroissement des pouvoirs du Conseil général, alors qu'ils sont favorables au maintien du Conseil [56]. Son mandat veut que le Conseil général n'ait le droit de suspendre des sections ou des fédérations que dans les cas déterminés par le congrès, à l'exclusion de tout autre.

 

Marx déclare : « Nous ne demandons pas ces pouvoirs pour nous, mais pour le nouveau Conseil général ; nous préférons abolir le Conseil général plutôt que de le voir réduit au rôle de boîte à lettres, comme le désire Brismée. Dans ce cas, la direction de l'Association tomberait entre les mains des journalistes, c'est-à-dire de gens qui ne sont pas des ouvriers. Je m'étonne que la fédération jurassienne, ces amateurs d'abstractions, ait pu appuyer la section 2 qui voulait faire de l'Association un instrument pour soutenir une politique de bourgeois. Il est incroyable que la mention de sections policières fasse sourire : on devrait savoir que de telles sections ont été créées en France, en Autriche et dans d'autres pays [57]. C'est l'Autriche qui a amené le Conseil général à ne pas reconnaître toute section qui n'aurait pas été fondée par des délégués du Conseil général ou par des organisations locales. Vésinier et ses camarades, récemment expulsés du groupe des réfugiés français, sont évidemment partisans de la fédération jurassienne. Le conseil fédéral belge a été accusé devant le Conseil général tout aussi vivement que n'importe quel autre de despotisme et d'abus divers, et cela par des ouvriers belges ; il y a des lettres à ce propos. Des gaillards tels que Vésinier, Landeck et consorts peuvent, par exemple, former tout d'abord un conseil fédéral, et ensuite une fédération ; des agents de Bismarck peuvent en faire autant. C'est pourquoi le Conseil général doit avoir le droit de dissoudre ou de suspendre un conseil fédéral ou une fédération [58].

 

« Vient ensuite l'appel aux sections, qui peut souvent constituer le bon moyen de décider, par la voix populaire, si un conseil fédéral exprime encore la volonté du peuple. En Autriche, des braillards, des ultra-radicaux et des provocateurs formèrent des sections destinées à compromettre l'A.I.T. En France, le chef de la police forma une section. Pourtant, l'Association se porte mieux là où elle est interdite, car les persécutions ont toujours cet effet-là.

 

« Le Conseil général pourrait certes suspendre toute une fédération, en suspendant ses sections l'une après l'autre. Mais en cas de suspension d'une fédération ou d'un conseil fédéral, le Conseil général s'expose immédiatement à une motion de censure ou à un blâme, de sorte qu'il n'exercera son droit de suspension qu'en cas de nécessité absolue. Même si nous reconnaissons et accordons au Conseil général les droits d'un roi nègre ou du tsar de Russie, sa puissance devient nulle dès qu'il cesse de représenter la majorité de l'A.I.T. Le Conseil général n'a ni armée ni budget, il ne dispose que d'une autorité morale, et il sera toujours impuissant s'il ne s'appuie pas sur l'adhésion de toute l'Association. »

 

Intervention de F. Engels sur le transfert
du siège du Conseil général à New York

 

 

Engels, Marx et d'autres membres du Conseil général sortant proposent que le siège du Conseil soit transféré à New York pour l'année 1872-1873 [59], et qu'il soit formé par les membres du conseil fédéral américain, dont les noms suivent : Kavanagh, Saint-Clair, Cetti, Levièle, Bolte et Carl, qui auront le droit d'élever le nombre des membres du Conseil jusqu'à quinze.

 

Engels prend la parole pour défendre la motion demandant le transfert du Conseil général à New York. Le Conseil a toujours eu son siège à Londres, parce que c'était le seul endroit où il pouvait vraiment être international et où les papiers et documents se trouvaient en parfaite sécurité. Leur sécurité sera au moins aussi grande à New York qu'à Londres ; en aucun autre lieu d'Europe ils n'auront une telle sécurité, pas même à Genève ou à Bruxelles, comme certains événements l'ont prouvé. À Londres, les querelles de clans ont atteint une telle acuité que le siège devra être transféré ailleurs.

 

En outre, les accusations et les attaques contre le Conseil général sont devenues si violentes et si continuelles que la plupart des membres actuels en sont fatigués et sont décidés à ne plus siéger au Conseil. C'est, par exemple, certain dans le cas de Karl Marx et dans son propre cas. Du reste, l'ancien Conseil général n'était pas toujours unanime, tous ses membres peuvent en témoigner. Depuis huit ans, le Conseil général siège au même endroit, il serait bon de le transférer ailleurs pour remédier à une certaine ankylose. Pour des raisons analogues, Marx avait demandé en 1870 déjà le transfert du Conseil général à Bruxelles, mais toutes les fédérations s'étaient prononcées pour le maintien du Conseil à Londres.

 

Où faut-il transférer le Conseil général ? À Bruxelles ? Les Belges eux-mêmes affirment que c'est impossible, car il n'y aurait pas de sécurité pour eux. À Genève ? Les Genevois s'y opposent énergiquement, en partie pour les mêmes raisons que les Bruxellois, et ils rappellent l'affaire de la saisie des documents d'Outine.

 

Il ne reste que New York. Là-bas, les papiers seront en sûreté, et il y aura une organisation puissante et fidèle. Le parti y est plus véritablement international que partout ailleurs. Que l'on regarde, par exemple, le conseil fédéral de New York, composé d'Irlandais, de Français, d'Allemands, d'Italiens, de Suédois, et qui comptera bientôt aussi des Américains de naissance. L'objection selon laquelle New York est trop éloignée est sans valeur, car ce sera un avantage certain pour les fédérations européennes qui se défendent jalousement contre toute ingérence du Conseil général dans les affaires intérieures ; la distance rendra ces ingérences plus difficiles et l'on évitera que des fédérations particulières acquièrent une trop grande influence au sein du Conseil général. Le Conseil général a d'ailleurs le droit, peut-être même le devoir, de déléguer des pouvoirs en Europe, pour des affaires et des régions déterminées, ce qu'il a toujours fait jusqu'à présent [60].

 

 

Discussion sur l'Alliance

 

 

Splingard demande des détails et désire savoir comment Marx s'est procuré les documents, car cela n'a pu se faire par des moyens honnêtes. Engels avait apporté des preuves, mais Marx s'est contenté de formuler des assertions [61]. Si Bakounine a failli à sa promesse de traduire l'œuvre de Marx, c'est parce qu'on lui a conseillé d'agir ainsi. L'Alliance existait à Genève et en Espagne avant l'A.I.T. : « À Genève, vous l'avez reconnue. Prouvez donc qu'elle existe encore, non par des statuts, des lettres ou d'autres choses semblables, mais par des procès-verbaux et des comptes rendus de séances. »

 

Marx (grossièrement interrompu par Splingard) déclare que Splingard s'est comporté en avocat, mais non en juge. Il affirme faussement, ou plutôt de façon incorrecte, que Marx n'a pas présenté de preuves, tout en sachant très bien qu'il avait remis presque toutes ses preuves à Engels. Le conseil fédéral espagnol a également fourni des preuves. Lui, Marx, en a apporté d'autres de Russie, mais il ne peut évidemment pas révéler le nom de l'expéditeur. D'ailleurs, les autres membres de la commission lui ont donné leur parole d'honneur de ne rien divulguer sur ces délibérations. Lui a son opinion sur la question. Splingard peut bien en avoir une autre. Les documents n'ont pas été obtenus par des moyens malhonnêtes, ils ont été envoyés spontanément...

 

Le congrès passe ensuite au vote par appel nominal sur les propositions de la commission d'enquête. L'expulsion de Michel Bakounine est décidée par 29 voix contre 7 et avec 8 abstentions. Par 25 voix contre 16 et avec 10 abstentions, le congrès décide d'expulser James Guillaume de l'A.I.T. Par 16 voix contre 10 abstentions, le congrès refuse l'expulsion d'Adhemar Schwitzguebel [62].

 

À la demande d'Engels, le congrès décide, à une grande, majorité, de renvoyer le vote sur le troisième point des propositions de la commission, concernant les autres expulsions (Malon, Bousquet et Louis Marchand pour manœuvres visant à la désorganisation de l'A.I.T.), mais d'adopter les autres propositions de la commission : entre autres, le quatrième point (que les citoyens Morago, Farga Pellicer, Marselau, Joukovsky et Alerini n'appartiennent plus à l'Alliance, le congrès étant donc prié de retirer les accusations pesant sur eux)...

 

À la demande du président, le congrès décide de charger le nouveau Conseil général de terminer tous les travaux inachevés. Le président affirme avoir perdu la voix (il parle d'une voix rauque), mais non sa confiance en la cause : « J'ai perdu ma voix, mais non pas ma foi », et à minuit et demie, il déclare clos le Ve« Congrès général de l'Association internationale des travailleurs en s'écriant : « Vive le travail ! »

 

 

Pleins pouvoirs du Conseil général de New York
pour Karl Marx
 [63]

 

Karl Marx, habitant le n° 1, Maitland Park Road, N. W., Londres, Angleterre, reçoit pouvoir par la présente, et est chargé de rassembler tout bien quel qu'il soit de l'ancien Conseil général de l'A. I. T., et de le tenir à la disposition du Conseil général.

 

Tous les anciens membres et employés de l'ancien Conseil général de l'A. I. T. de Londres ou d'ailleurs sont priés et chargés de respecter cette demande et de remettre audit Karl Marx tous les livres, papiers, etc., bref tout ce qui a appartenu et appartient à l'ancien Conseil général de Londres.

 

New York, 30-12-1872

 

Par ordre et au nom du Conseil général

Le secrétaire général :

F. A. SORGE

 

 

Mandat du Conseil général de New York
pour Friedrich Engels

 

Conseil général de l'Association internationale des travailleurs

 

Mandat

 

Friedrich Engels, habitant 122, Regent's Park Road, Londres, est nommé provisoirement représentant du Conseil général de l'A. I. T. pour l'Italie. Il a le pouvoir et est chargé d'agir au nom du Conseil général et conformément aux instructions qu'il recevra de temps à autre.

 

New York, 5-1-1873

 

Par ordre et au nom du Conseil général

 

 

Instructions pour le représentant du Conseil général
pour l'Italie, Friedrich Engels, Londres

 

 

1. Le représentant du Conseil général pour l'Italie aide de toutes ses forces l'organisation de l'Internationale dans ce pays conformément aux statuts généraux et règlements administratifs et aux instructions du Conseil général ;

 

2. Il veille au maintien du caractère ouvrier du mouvement en Italie ;

 

3. Dans les cas d'urgence, il décide provisoirement dans les questions litigieuses sur le plan de l'organisation et de l'administration de notre association en Italie sous réserve d'un appel au Conseil général, auquel il doit immédiatement faire son compte rendu ;

 

4. De même, il peut suspendre un membre ou une quelconque organisation en Italie jusqu'à l'arrivée de la décision du Conseil général qu'il informe aussitôt des mesures prises en y ajoutant les pièces justificatives. Cependant, il ne saurait suspendre un plénipotentiaire directement nommé par le Conseil général, sans avoir demandé et reçu au préalable des instructions spéciales à ce sujet de la part du Conseil général ;

 

5. II a le droit de donner des mandats provisoires à court terme à des personnes en Italie, dont les pouvoirs ne peuvent jamais excéder ceux des plénipotentiaires nommés directement par le Conseil général, et il va de soi que tous les mandats et pouvoirs doivent être soumis pour ratification définitive au Conseil général, celui-ci pouvant à tout moment les annuler ou les révoquer ;

 

6. Il veille à l'encaissement régulier des cotisations et à leur transfert au Conseil général ;

 

7. Il tient au courant le Conseil général en l'informant régulièrement des faits, et lui envoie un rapport détaillé tous les mois.

 

New York, le 5-1-1873

 

Sur ordre et au nom du Conseil général

 

 

Dernière période
de la Ire Internationale

 

 

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Ceux qui ont fait sécession de l'Internationale en Angleterre ‑ Mottershead, Roach, Alonzo, Jung, Eccarius et Cie ‑ viennent de renouveler avec leur soi-disant congrès de la fédération anglaise la farce du conseil fédéral universel de Londres (de l'époque de Pyat qui voulait créer à coups de trompette une contre-Internationale) [64]. Ces messieurs ne représentaient qu'eux-mêmes. Deux d'entre eux, Jung et Paepe, avaient déjà été révoqués par leurs sections de Middlesbrough et Nottingham, et ne représentaient donc plus qui que ce soit. Le total des simulacres de sections des quatre coins du pays que ces gens ont pu mettre debout ne compte certainement pas cinquante unités. Sans la petite note qu'Eccarius a, comme valet aux gages du Times, faufilée en contrebande dans ce journal, le congrès serait complètement passé inaperçu ; il pourra cependant être exploité par les autres sécessionnistes du continent.

 

Le discours de Jung au congrès dépasse tout en sottise et en infamie. C'est un tissu de vieux ragots fait de mensonges, de déformations et d'absurdités. Ce vaniteux semble souffrir d'un ramollissement du cerveau.

 

Mais il ne saurait en être autrement, et il faut s'y faire : le mouvement met les individus hors de service, et dès qu'ils sentent qu'ils sont en dehors, ils tombent dans les bassesses en cherchant à se persuader que c'est la faute de Pierre ou de Paul s'ils sont devenus des gredins [65].

 

À mon avis, le Conseil général de New York a commis une grande erreur en suspendant la fédération du Jura [66]. Ces gens se sont déjà RETIRÉS de l'Internationale, lorsqu'ils ont déclaré qu'ils considéraient son congrès et ses statuts comme inexistants, lorsqu'ils ont formé un centre de conjuration pour créer une contre-Internationale. À la suite de leur congrès de Saint-Imier, n'y a-t-il pas eu de semblables congrès à Cordoue, à Bruxelles, à Londres, et finalement les alliancistes d'Italie ne vont-ils pas aussi tenir le leur ?

 

Tout individu et tout groupe a le droit de quitter l'Internationale, et dès que cela se produit, le Conseil général n'a simplement qu'à constater officiellement ce retrait, et non pas à suspendre. La suspension n'est prévue que dans la mesure où les groupes (sections ou fédérations) contestent les pouvoirs du Conseil général, voire violent tel ou tel point des statuts ou article des règlements. En revanche, il n'y a aucun article dans les statuts qui prévoie le cas des groupes qui remettent en question l'ensemble de l'organisation, et ce pour la simple raison qu'il s'entend de soi, d'après les statuts, que de tels groupes cessent d'appartenir à l'Internationale.

 

Cela n'est en aucune façon une question de forme.

 

Les sécessionnistes ont pris à leurs divers congrès la résolution de convoquer un congrès sécessionniste général pour constituer leur nouvelle organisation indépendante de l'Internationale. Ce congrès aurait lieu au printemps ou en été [67].

 

Cependant, ces messieurs veulent se garder une porte ouverte en cas d'échec de leur congrès. C'est ce qui ressort d'une circulaire fleuve des alliancistes espagnols. Si leur congrès se révèle un four, ils se réservent d'aller à notre prochain congrès de Genève, intention que l'allianciste italien Gambuzzi a déjà été assez naïf de me communiquer lors de son passage à Londres.

 

Si donc le Conseil général de New York ne modifie pas sa façon de procéder, quel sera le résultat ?

 

Après le Jura, il suspendra les fédérations sécessionnistes d'Espagne, d'Italie, de Belgique et d'Angleterre. Résultat : toute la racaille resurgira à Genève et y paralysera tout travail sérieux, comme elle l'a déjà fait à La Haye, et compromettra de nouveau le congrès général au profit de la bourgeoisie.

 

Le grand résultat du Congrès de La Haye a été de pousser les éléments corrompus à s'exclure eux-mêmes, c'est-à-dire à se retirer. Le procédé du Conseil général menace d'annuler ce résultat.

 

En opposition ouverte à l'Internationale, ces gens ne nuisent pas : ils sont même utiles [68]. Cependant, comme éléments hostiles dans son sein, ils ruinent le mouvement dans tous les pays où ils ont pris pied.

 

Vous pouvez à peine vous imaginer à New York la besogne que ces gens et leurs émissaires nous font en Europe.

 

Pour fortifier l'Internationale dans les pays où le gros de la lutte est mené, il faut avant tout une action énergique du Conseil général.

 

À présent que l'erreur est faite pour le Jura, le mieux serait peut-être pour le moment d'ignorer complètement les autres (sauf si nos propres fédérations demandaient, par exemple, le contraire) et d'attendre le congrès général des sécessionnistes pour déclarer que tous ceux qui y ont participé ont quitté l'Internationale, s'en sont exclus eux-mêmes et doivent dorénavant être considérés comme des associations qui lui sont étrangères, voire hostiles [69]. Très naïvement, Eccarius a demandé au congrès borgne de Londres qu'il faudrait faire de la politique avec les bourgeois. Son âme a depuis longtemps soif de se vendre.

 

 

Le dernier congrès de l'A. I. T.

 

 

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Le fiasco du Congrès de Genève était inévitable. Du moment où l'on a su ici qu'aucun délégué ne viendrait d'Amérique, l'affaire était mal partie [70]. On avait essayé de vous présenter en Europe comme de simples figurants. Si nous y étions allés, et pas vous, cela aurait passé pour la confirmation de la rumeur soigneusement répandue par nos adversaires. En outre, cela passait aussi pour la confirmation que votre fédération d'Amérique n'existait que sur le papier.

 

Par ailleurs, la fédération anglaise n'a pas réussi à rassembler l'argent pour un seul délégué. Les Portugais, les Espagnols et les Italiens annonçaient que, dans les circonstances données, ils ne pouvaient pas envoyer directement de délégués. Les nouvelles d'Allemagne, d'Autriche et de Hongrie étaient tout aussi mauvaises. Une participation française était exclue.

 

Dans ces conditions, il était certain que le congrès serait composé en majeure partie de Suisses, voire de Genevois. De Genève même, nous n'avions pas de nouvelles, le vieux Becker gardant un silence obstiné, et Monsieur Perret ayant écrit une ou deux fois, pour nous dérouter.

 

Enfin, au tout dernier moment, le comité romand de Genève au conseil fédéral d'Angleterre nous envoie une lettre dans laquelle les Genevois se refusent d'abord à accepter eux-mêmes les mandats anglais, et y expriment des velléités de réconciliation. Ils y joignent un manifeste (signé Perret, Duval, etc.) directement dirigé contre le Congrès de La Haye et l'ancien Conseil général de Londres. Les gaillards y vont plus loin à maints égards que les Jurassiens, réclamant, par exemple, l'exclusion des « intellectuels » (Le plus beau de l'affaire, c'est que ce factum est rédigé par le misérable aventurier militaire Cluseret, qui à Genève se prétend le fondateur de l'Internationale en Amérique. Ce monsieur voulait le Conseil général pour exercer à partir de lui une dictature secrète.)

 

La lettre avec son annexe arriva à temps pour détourner Serraillier d'aller à Genève et ‑ comme l'a d'ailleurs fait la fédération d'Angleterre ‑ protester contre la façon d'agir des Suisses, en leur disant d'avance que l'on traiterait leur congrès comme une simple affaire locale, genevoise. C'est une excellente chose que personne ne soit allé là-bas, qui, par sa présence, eût pu faire douter de la nature de ce congrès.

 

Malgré cela, les Genevois n'ont pas réussi à s'emparer du Conseil général, mais ‑ comme tu le sais sans doute déjà ‑ ils ont remis en question tout le travail fait depuis le premier Congrès de Genève, et même fait beaucoup de choses contraires aux décisions déjà prises.

 

Étant donné les conditions actuelles de l'Europe, il est absolument utile, à mon avis, de faire passer à l'arrière-plan pour le moment l'organisation formelle de l'Internationale, en ayant soin seulement, si c'est possible, de ne pas lâcher le point central de New York, afin d'empêcher que des imbéciles comme Perret ou des aventuriers comme Cluseret ne s'emparent de la direction et compromettent la cause.

 

Les événements de l'inévitable involution et évolution des choses pourvoiront d'eux-mêmes à une résurrection de l'Internationale sous une forme plus parfaite.

 

En attendant, il suffit de ne pas laisser glisser entièrement de nos mains la liaison avec les meilleurs éléments dans les divers pays, et pour le reste se soucier comme d'une guigne des décisions locales de Genève, bref les ignorer purement et simplement. La seule bonne résolution qui y ait été prise, c'est celle de remettre le congrès à deux ans, car elle facilite cette façon d'agir. C'est, en outre, barrer d'un trait de plume les calculs des gouvernements continentaux, car ceux-ci ne pourront pas utiliser le spectre de l'Internationale dans leur imminente croisade réactionnaire. Il est préférable, en effet, que les bourgeois tiennent partout ce spectre pour heureusement enterré.

 

À New York, les emmerdeurs et les mouches du coche du Conseil général ont eu la majorité, si bien que Sorge a démissionné et s'est retiré [71]. Maintenant, nous ne sommes plus responsables pour quoi que ce soit dans le bazar. Quelle chance que nous possédions les protocoles !

 

Quant à la grande politique, nous pouvons maintenant la laisser heureusement à elle-même ; et il sera toujours temps d'en rire quand nous nous rencontrerons.


 

 

 

Le parti de classe. Tome III. Questions d’organisation

 

Chapitre 2

 

Fusion du parti social-démocrate
allemand

 

 

L'action internationale des classes ouvrières ne dépend en aucune façon de l'existence (formelle) de l'Association internationale des travailleurs.

 

Celle-ci n'a été qu'une première tentative pour doter cette action d'un organe central. Cette tentative, par l'impulsion qu'elle a donnée, a eu des effets durables, mais elle ne pouvait se poursuivre longtemps dans sa première forme historique après la chute de la Commune de Paris.

 

MARX, La Critique du programme de Gotha du parti ouvrier allemand, 1875

 

 

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À la conférence des délégués de l'Internationale à Londres, l'Allemagne n'était représentée par aucun délégué, par aucun rapport d'activité, par aucune cotisation depuis septembre 1869 [72]. Il est impossible que se poursuive à l'avenir le rapport purement platonique du parti ouvrier allemand avec l'Internationale, rapport où l'une des parties attend uniquement des prestations de l'autre, sans jamais apporter de contre-prestation. C'est proprement compromettre la classe ouvrière allemande.

 

Je mets donc en demeure la section berlinoise d'entrer en relation épistolaire directe avec moi, et je continuerai à faire la même chose avec toutes les autres sections aussi longtemps que la direction du parti ouvrier social-démocrate continuera à ne rien faire pour l'organisation de l'Internationale en Allemagne. Les lois peuvent empêcher l'organisation normale du parti ouvrier social-démocrate, mais elles ne peuvent empêcher son organisation existante de faire pratiquement la même chose que ce qui se produit dans tous les autres pays : inscrire des membres à titre individuel, payer ses cotisations, envoyer des comptes rendus d'activité, etc.

 

En tant que membre de la commission de contrôle du parti ouvrier social-démocrate, il vous sera sans doute possible d'agir en ce sens.

 

Avant de répondre aux nombreuses demandes de ta lettre, il faut d'abord que je sache exactement ce que signifie  [73] : « Le Volksstaat ne peut pour le moment se laisser entraîner dans une polémique internationale. » Si le Volksstaat déclare qu'il est neutre dans la guerre des Internationalistes contre les sécessionnistes, s'il refuse d'expliquer clairement aux ouvriers le sens de ces luttes, si en un mot la rébellion lassalléenne s'achève par une poignée de main par-delà l'Internationale, l'Internationale étant sacrifiée à Hasselmann, notre position vis-à-vis du Volksstaat s'en trouvera modifiée de fond en comble. Je vous prie de nous dire immédiatement quelle est la situation en toute franchise...

 

Ensuite, je ne saurais te dissimuler que le traitement que nous fait subir le « parti » ne nous encourage pas du tout à vous confier plus de matériel. De La Guerre des paysans (que vous avez rééditée), vous ne m'avez pas même envoyé un seul exemplaire : j'ai été obligé de m'en acheter un moi-même. Vous ne demandez même pas mon avis pour publier l'article sur la question du logement. Lorsque j'ai demandé que l'on nous envoie des exemplaires gratuits du Manifeste pour nous et l'Association des ouvriers, en reconnaissance du fait que nous en avons payé de notre poche trois éditions successives, on nous a envoyé cent exemplaires accompagnés de la facture. J'ai écrit à Hepner à ce sujet, en exigeant que ces procédés grossiers cessent une fois pour toutes.


 

Unification du parti social-démocrate
allemand

 

 

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Je réponds d'abord à votre lettre parce que celle de Liebknecht se trouve encore chez Marx, qui ne peut la retrouver pour le moment [74].

 

Ce qui nous a fait craindre qu'à l'occasion de votre emprisonnement les dirigeants ‑ par malheur entièrement lassalléens ‑ du parti n'en profitent pour transformer le Volksstaat en un « honnête » Neuer Sozial-demokrat. Or, ce n'est pas Hepner qui nous le fait craindre, mais bien plutôt la lettre du comité directeur signée par Yorck. Celui-ci a manifesté clairement son intention, et comme le comité se targue de nommer et de démettre les rédacteurs, le danger était certainement assez important. L'expulsion imminente de Hepner ne pouvait que faciliter encore cette opération. Dans ces conditions, il nous fallait absolument savoir où nous en étions, d'où cette correspondance [75].

 

Vous ne devez pas oublier que Hepner et, à un degré beaucoup moindre, Seiffert, Blos, etc., n'ont pas du tout la même position face à Yorck que vous et Liebknecht, les fondateurs du parti, sans parler du fait que si vous ignorez purement et simplement leurs appréhensions, vous ne faites que leur rendre les choses plus difficiles. La direction du parti a de toute façon un certain droit formel de contrôle sur l'organe du parti. Or, l'exercice de ce droit dépend toujours de vous, mais l'on a tenté indubitablement cette fois-ci de l'orienter dans un sens nuisible au parti. Il nous est donc apparu qu'il était de notre devoir de faire tout notre possible afin de contrecarrer cette évolution.

 

Hepner peut avoir fait, dans les détails, quelques fautes tactiques dont la plupart après réception de la lettre du comité, mais en substance nous devons résolument lui donner raison. Je ne peux pas davantage lui reprocher des faiblesses, car si le comité lui fait clairement entendre qu'il doit quitter la rédaction et ajoute, en outre, qu'il devra travailler sous les ordres de Blos, je ne vois pas quelle résistance il puisse encore opposer. Il ne peut pas se barricader dans la rédaction pour tenir tête au comité. Après une lettre aussi catégorique des autorités qui sont au-dessus de lui, je trouve même que sont excusables les remarques de Hepner dans le Volksstaat, remarques que vous m'avez citées et qui m'avaient fait, déjà avant cela, une impression désagréable [76].

 

De toute façon, il est certain que, depuis l'arrestation de Hepner et son éloignement de Leipzig, le Volksstaat est devenu bien plus mauvais : le comité, au lieu de se quereller avec Hepner, aurait mieux fait de lui apporter tout le soutien possible.

 

Le comité est allé jusqu'à demander que le Volksstaat soit rédigé autrement, que les articles les plus théoriques (scientifiques) soient écartés afin d'être remplacés par des éditoriaux à la Neuer Sozial-demokrat : il envisagea un éventuel recours à des mesures directes de contrainte. Je ne connais absolument pas Blos, mais si le comité l'a nommé à ce moment-là, on peut bien supposer qu'il a choisi un homme cher à son cœur.

 

Maintenant, en ce qui concerne la position du parti face au lassalléanisme, vous pouvez certainement juger mieux que nous de la tactique à suivre, notamment dans les cas d'espèce. Mais il faut tout de même tenir compte d'une chose qui mérite réflexion. Lorsque l'on se trouve comme vous d'une certaine manière en posture de concurrent face à l'Association générale des ouvriers allemands, on est facilement tenté de prendre trop d'égards vis-à-vis du concurrent, et l'on s'habitue en toutes choses à penser d'abord à lui. En fait, l'Association générale des ouvriers allemands aussi bien que le Parti ouvrier social-démocrate, et même tous deux pris ensemble, ne forment encore qu'une infime minorité de la classe ouvrière allemande. Or, d'après notre conception, confirmée par une longue pratique, la juste tactique dans la propagande n'est pas d'arracher ou de détourner çà et là à l'adversaire quelques individus, voire quelques-uns des membres de l'organisation adverse, mais d'agir sur la grande masse de ceux qui n'ont pas encore pris parti. Une seule force nouvelle que l'on tire à soi de son état brut vaut dix fois plus que dix transfuges lassalléens qui apportent toujours avec eux le germe de leur fausse orientation dans le parti.

 

Et encore, si l'on pensait attirer à soi les masses sans que viennent aussi les chefs locaux, le mal ne serait pas si grave ! Mais il faut toujours reprendre à son compte toute la masse de ces dirigeants qui sont liés par toutes leurs déclarations et manifestations officielles du passé, sinon même par leurs conceptions actuelles, et qui doivent prouver avant tout qu'ils n'ont pas abjuré leurs principes, mais qu'au contraire le Parti ouvrier social-démocrate prêche le véritable lassalléanisme.

 

Tel a été le malheur à Eisenach. Peut-être n'était-ce pas à éviter alors, mais il est incontestable que ces éléments ont nui au parti : je ne sais pas si nous ne serions pas au moins aussi forts si ces éléments n'avaient pas adhéré à notre organisation ! Mais, en tout cas, je tiendrais pour un malheur que ces éléments trouvent un renfort.

 

Il ne faut pas se laisser induire en erreur par les appels à l'« unité ». Ceux qui ont le plus ce mot à la bouche sont justement ceux qui fomentent le plus de dissensions, comme le démontre le fait qu'actuellement ce sont les Jurassiens bakouninistes de Suisse, fauteurs de toutes les scissions, qui crient le plus fort pour avoir l'unité.

 

Ces fanatiques de l'unité sont ou bien des petites têtes qui veulent que l'on mélange tout en une sauce indéterminée dans laquelle on retrouve les divergences sous forme d'antagonismes encore plus aigus dès lors que l'on cesse de la remuer, du simple fait qu'on les trouve ensemble dans une seule marmite (en Allemagne, vous en avez un bel exemple chez les gens qui prêchent la fraternisation entre ouvriers et petits-bourgeois), ou bien des gens qui n'ont aucune conscience politique claire (par exemple Mühlberger), ou bien des éléments qui veulent sciemment brouiller et fausser les positions. C'est pourquoi ce sont les plus grands sectaires, les plus grands chamailleurs et filous, qui crient le plus fort à l'unité dans certaines situations. Tout au long de notre vie, c'est toujours avec ceux qui criaient le plus à l'unité que nous avons eu les plus grands ennuis et reçu les plus mauvais coups.

 

Toute direction d'un parti veut, bien sûr, avoir des résultats, et c'est normal. Mais il y a des circonstances où il faut avoir le courage de sacrifier le succès momentané à des choses plus importantes. Cela est surtout vrai pour un parti comme le nôtre, dont le triomphe final doit être complet et qui, depuis que nous vivons, et sous nos yeux encore, se développe si colossalement que l'on n'a pas besoin, à tout prix, et toujours, de succès momentanés. Prenez, par exemple, l'Internationale : après la Commune, elle connut un immense succès. Les bourgeois, comme frappés par la foudre, la croyaient toute-puissante. La grande masse de ses membres crut que cela durerait toujours. Nous savions fort bien que la bulle devait crever. Toute la racaille s'accrochait à nous. Les sectaires qui s'y trouvaient s'épanouirent, abusèrent de l'Internationale dans l'espoir qu'on leur passerait les pires bêtises et bassesses. Mais nous ne l'avons pas supporté. Sachant fort bien que la bulle crèverait tout de même, il ne s'agissait pas pour nous de différer la catastrophe, mais de nous préoccuper de ce que l'Internationale demeure pure et attachée à ses principes sans les falsifier, et ce jusqu'à son terme.

 

La bulle creva au Congrès de La Haye, et vous savez que la majorité des membres du congrès rentra chez elle, en pleurnichant de déception. Et, pourtant, presque tous ceux qui étaient si déçus, parce qu'ils croyaient trouver dans l'Internationale l'idéal de la fraternité universelle et de la réconciliation, n'avaient-ils pas connu chez eux des chamailleries bien pires que celles qui éclatèrent à La Haye ! Les sectaires brouillons se mirent alors à prêcher la réconciliation et nous dénigrèrent en nous présentant comme des intraitables et des dictateurs. Or, si nous nous étions présentés à La Haye en conciliateurs, et si nous avions étouffé les velléités de scission, quel en eût été le résultat ? Les sectaires ‑ notamment les bakouninistes ‑ auraient disposé d'un an de plus pour commettre, au nom de l'Internationale, des bêtises et des infamies plus grandes encore ; les ouvriers des pays les plus avancés se seraient écartés avec dégoût. La bulle n'éclata pas, elle se dégonfla doucement sous l'effet de quelques coups d'aiguilles, et au congrès suivant la crise se serait tout de même produite au niveau des scandales mettant en cause les individus, puisqu'on avait déjà quitté le terrain des principes à La Haye. Dès lors, l'Internationale était déjà morte, et l'aurait été, même si nous avions tenté de faire l'union de tous. Au lieu de cela, dans l'honneur, nous nous sommes débarrassés des éléments pourris. Les membres de la Commune présents à la dernière réunion décisive ont dit qu'aucune réunion de la Commune ne leur avait laissé un sentiment aussi terrible que cette séance du tribunal jugeant les traîtres à l'égard du prolétariat européen. Nous avons permis pendant dix mois qu'ils rassemblent toutes leurs forces pour mentir, calomnier et intriguer ‑ et où sont-ils ? Eux, les prétendus représentants de la grande majorité de l'Internationale, déclarent eux-mêmes à présent qu'ils n'osent plus venir au prochain congrès. Pour ce qui est des détails, ci-joint un article destiné au Volksstaat [77]. Si nous avions à le refaire, nous agirions en gros de la même façon, étant entendu que l'on commet toujours des erreurs tactiques.

 

En tout cas, je crois que les éléments sains parmi les lassalléens viendront d'eux-mêmes à vous au fur et à mesure, et qu'il ne serait donc pas clairvoyant de cueillir les fruits avant qu'ils soient mûrs, comme le voudraient les partisans de l'unité.

 

Au reste, le vieil Hegel a déjà dit : un parti éprouve qu'il vaincra en ce qu'il se divise et supporte une scission. Le mouvement du prolétariat passe nécessairement par divers stades de développement. À chaque stade, une partie des gens reste accrochée, ne réussissant pas à passer le cap. Ne serait-ce que pour cette raison, on voit que la prétendue solidarité du prolétariat se réalise en pratique par les groupements les plus divers de parti qui se combattent à mort, comme les sectes chrétiennes dans l'Empire romain, et ce en subissant toutes les pires persécutions...

 

De même, nous ne devons pas oublier que si, par exemple, le Neuer Sozial-demokrat a plus d'abonnés que le Volksstaat, toute secte est forcément fanatique et obtient, en raison même de ce fanatisme, des résultats momentanés bien plus considérables, surtout dans des régions où le mouvement ne fait que commencer (par exemple, l'Association générale des ouvriers allemands au Schleswig-Holstein). Ces résultats dépassent ceux du parti qui, sans particularités sectaires, représente simplement le mouvement réel. En revanche, le fanatisme ne dure guère.

 

Je dois finir, car il est l'heure de la poste. En hâte simplement ceci : Marx ne peut attaquer Lassalle [78] tant que la traduction française du Capital n'est pas achevée (vers fin juillet), encore aura-t-il besoin de repos, car il s'est beaucoup surmené.

 

Très bien que vous ayez stoïquement tenu le coup en prison et étudié. Nous nous réjouissons tous de vous voir ici l'année prochaine.

 

Salutations cordiales à Liebknecht.

 

Sincèrement, votre F. ENGELS

 

 

Vous nous demandez notre avis sur toute cette histoire de fusion [79]. Il en a été, hélas, pour nous exactement comme pour vous : ni Liebknecht ni qui que ce soit d'autre ne nous en avait soufflé le moindre mot, et nous aussi nous ne savons que ce qui se trouve dans les journaux. Or, jusqu'à la semaine dernière ‑ lorsque fut publié le projet de programme ‑, il ne s'y trouvait rien [80]. En tout cas, ce projet ne nous a pas peu étonné.

 

Notre parti avait si souvent tendu la main aux lassalléens pour une réconciliation, ou du moins leur avait offert la conclusion d'un cartel, il s'était heurté si souvent à un refus dédaigneux des Hasenclever, Hasselmann et Tölcke, que n'importe quel enfant eût dû tirer la conclusion suivante : si ces messieurs font eux-mêmes le pas aujourd'hui et nous offrent la réconciliation, c'est qu'ils doivent être dans une sale passe. Or, étant donné le genre notoirement connu de ces gens, il est de notre devoir d'exploiter cette circonstance afin que ce ne soit pas aux dépens de notre parti qu'ils se tirent de cette mauvaise passe et renforcent de nouveau leur situation dans l'opinion des masses ouvrières. Il fallait les accueillir tout à fait fraîchement, leur témoigner la plus grande méfiance et faire dépendre la fusion de leur plus ou moins grande disposition à abandonner leurs positions de secte et leurs idées sur l'aide de l'État et à accepter, pour l'essentiel, le programme d'Eisenach [81] de 1869 ou à en adopter une édition améliorée eu égard à la situation actuelle.

 

Notre parti n'a absolument rien à apprendre des lassalléens au point de vue théorique, autrement dit pour ce qui est décisif dans le programme, mais il n'en est pas du tout ainsi pour les lassalléens. La première condition de l'unification est qu'ils cessent d'être des sectaires, des lassalléens, et qu'ils abandonnent donc la panacée de l'aide de l'État, ou du moins n'y voient plus qu'une mesure transitoire et secondaire, à côté de nombreuses autres mesures possibles. Le projet de programme démontre que les nôtres dominent de très haut les dirigeants lassalléens dans le domaine théorique, mais qu'ils sont loin d'être aussi malins qu'eux sur le plan politique. Ceux qui sont honnêtes se sont une fois de plus fait cruellement duper par les « malhonnêtes [82] ».

 

On commence par accepter la phrase ronflante, mais historiquement fausse, selon laquelle : face à la classe ouvrière, toutes les autres classes forment une seule masse réactionnaire. Cette phrase n'est vraie que dans quelques cas exceptionnels : dans une révolution du prolétariat, la Commune, par exemple, ou dans un pays où non seulement la bourgeoisie a imprimé son image à l'État et à la société, mais encore où, après elle, la petite bourgeoisie démocratique a parachevé elle aussi sa transformation jusque dans ses dernières conséquences [83].

 

Si, en Allemagne, par exemple, la petite bourgeoisie démocratique faisait partie de cette masse réactionnaire, comment le Parti ouvrier social-démocrate eût-il pu, des années durant, marcher la main dans la main avec le Parti populaire [84] ? Comment se fait-il que le Volksstaat puise presque toute sa rubrique politique dans l'organe de la petite bourgeoisie démocratique, La Gazette de Francfort ? Et comment se fait-il que pas moins de sept revendications de ce même programme correspondent presque mot pour mot au programme du Parti populaire et de la démocratie petite-bourgeoise ? J'entends les sept revendications politiques des articles 1 à 5 et de 1 et 2 [85], dont il n'en est pas une qui ne soit démocrate bourgeoise.

 

Deuxièmement, le principe de l'internationalisme du mouvement ouvrier est pratiquement repoussé dans son entier pour le présent, et ce par des gens qui, cinq ans durant et dans les conditions les plus difficiles, ont proclamé ce principe de la manière la plus glorieuse. La position des ouvriers allemands à la tête du mouvement européen se fonde essentiellement sur leur attitude authentiquement internationaliste au cours de la guerre. Nul autre prolétariat ne se serait aussi bien comporté. Or, aujourd'hui que partout à l'étranger les ouvriers revendiquent ce principe avec la même énergie que celle qu'emploient les divers gouvernements pour réprimer toute tentative de l'organiser, c'est à ce moment qu'ils devraient le renier en Allemagne ! Que reste-t-il dans tout ce projet de l'internationalisme du mouvement ouvrier ? Pas même une pâle perspective de coopération future des ouvriers d'Europe en vue de leur libération ; tout au plus une future « fraterni­sation internationale des peuples » : les « États-Unis d'Europe » des bourgeois de la Ligue de la paix.

 

Naturellement, il n'était pas indispensable de parler de l'Internationale proprement dite. Mais à tout le moins ne devait-on pas aller en deçà du programme de 1869, et fallait-il dire : bien que le parti ouvrier allemand soit contraint pour l'heure d'agir dans les limites des frontières que lui trace l'État ‑ il n'a pas le droit de parler au nom du prolétariat européen et encore moins d'avancer des thèses fausses ‑, il est conscient des liens solidaires qui l'unissent aux ouvriers de tous les pays et sera toujours prêt à remplir, comme par le passé, les devoirs que lui impose cette solidarité. Même si l'on ne se proclame ni ne se considère expressément comme faisant partie de l'Internationale, ces devoirs subsistent : par exemple, apporter sa contribution lors des grèves, empêcher le recrutement d'ouvriers destinés à prendre la place de leurs frères en grève, veiller à ce que les organes du parti tiennent les ouvriers allemands au courant du mouvement à l'étranger, faire de l'agitation contre la menace ou le déchaînement effectif de guerres ourdies par les cabinets, et se comporter comme on l'a fait de manière exemplaire en 1870 et 1871, etc.

 

Troisièmement, les nôtres se sont laissé octroyer la « loi d'airain » de Lassalle qui se fonde sur une conception économique parfaitement dépassée, à savoir que l'ouvrier moyen ne touche que le minimum de salaire pour son travail, et ce parce que, d'après la théorie de la population de Malthus, les ouvriers sont toujours en surnombre (c'était effectivement le raisonnement de Lassalle). Or, dans Le Capital, Marx a amplement démontré que les lois qui commandent les salaires sont très complexes et que, selon les circonstances, c'est tantôt tel facteur et tantôt tel autre qui prédomine ; bref, que cette loi n'est pas d'airain, mais est au contraire fort élastique, et qu'il est impossible par conséquent de régler l'affaire en quelques mots, comme Lassalle se le figurait. Dans son chapitre sur l'accumulation du capital [86], Marx a réfuté dans le détail le fondement malthusien de la loi que Lassalle a copiée de Malthus et de Ricardo (en falsifiant ce dernier), et qu'il expose, par exemple, dans son Arbeiterlesebuch, page 5, où il se réfère lui-même à un autre de ses ouvrages [87].

 

Quatrièmement, le programme présente, sous sa forme la plus crue, une seule revendication sociale, empruntée de Buchez par Lassalle : l'aide de l'État. Et ce après que Bracke en a prouvé toute l'inanité [88] et que presque tous les orateurs de notre parti ont été obligés de prendre position contre elle dans leur lutte contre les lassalléens ! Notre parti ne pouvait s'infliger à lui-même d'humiliation plus profonde. L'internationalisme dégradé au niveau de celui d'un Armand Goegg, et le socialisme à celui d'un bourgeois républicain Buchez qui opposait cette revendication aux socialistes pour les confondre !

 

Dans le meilleur des cas, l'« aide de l'État », au sens de Lassalle, n'était qu'une mesure parmi de nombreuses autres pour atteindre le but défini ici par la formule délavée que voici : « pour préparer la voie à la solution de la question sociale », comme s'il y avait pour nous, sur le plan théorique, une question sociale qui n'ait pas été résolue !

 

En conséquence, si l'on dit : le parti ouvrier allemand tend à l'abolition du salariat et, par là, des différences de classe, en organisant la production coopérative à l'échelle nationale dans l'industrie et l'agriculture, et il appuie toute mesure qui puisse contribuer à atteindre ce but ‑ aucun lassalléen n'aurait à y redire quelque chose.

 

Cinquièmement, il n'est question nulle part de l'organisation de la classe ouvrière en tant que classe par le moyen des syndicats professionnels. Or, c'est là un point tout à fait essentiel, puisqu'il s'agit au fond d'une organisation du prolétariat en classe au moyen de laquelle il mène sa lutte quotidienne contre le capital et fait son apprentissage pour la lutte suprême, d'une organisation qui, de nos jours, même en plein déferlement de la réaction (comme c'est aujourd'hui le cas à Paris après la Commune), ne peut plus être détruite. Étant donné l'importance prise par cette organisation en Allemagne aussi, nous estimons qu'il est absolument indispensable de lui consacrer une place dans le programme et, si possible, de lui donner son rang dans l'organisation du parti.

 

Voilà tout ce que les nôtres ont concédé aux lassalléens pour leur être agréables. Et ceux-ci, qu'ont-ils donné en échange ? L'inscription dans le programme d'une masse confuse de revendications purement démocratiques, dont certaines sont uniquement dictées par la mode, comme la législation directe qui existe en Suisse et y fait plus de mal que de bien, si tant est qu'elle y fasse quelque chose : administration par le peuple, cela aurait quelque sens. De même, il manque la condition première de toute liberté, à savoir que, vis-à-vis de chaque citoyen, tout fonctionnaire soit responsable de tous ses actes devant les tribunaux ordinaires et selon la loi commune. Je ne veux pas perdre un mot sur des revendications telles que liberté de la science, liberté de conscience, qui figurent dans tout programme bourgeois libéral et ont quelque chose de choquant chez nous.

 

Le libre État populaire est mué en État libre. Du point de vue grammatical, un État libre est celui qui est libre vis-à-vis de ses citoyens, soit un État gouverné despotiquement. Il conviendrait de laisser tomber tout ce bavardage sur l'État, surtout depuis la Commune qui n'était déjà plus un État au sens propre du terme [89]. Les anarchistes nous ont suffisamment jeté à la tête l'État populaire, bien que déjà l'ouvrage de Marx contre Proudhon [90], puis le Manifeste communiste aient exprimé sans ambages que l'État se défera au fur et à mesure de l'avènement de l'ordre socialiste pour disparaître enfin. Comme l'État n'est en fin de compte qu'une institution provisoire, dont on se sert dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est absurde de parler d'un libre État populaire : tant que le prolétariat utilise encore l'État, il ne le fait pas dans l'intérêt de la liberté, mais de la coercition de ses ennemis, et dès qu'il pourra être question de liberté, l'État, comme tel, aura cessé d'exister. Nous proposerions, en conséquence, de remplacer partout le mot « État » par Gemeinwesen, un bon vieux mot allemand, que le mot français « commune » traduit à merveille.

 

« Élimination de toute inégalité sociale et politique » est une formule douteuse pour « abolition de toutes les différences de classe ». D'un pays à l'autre, d'une province à l'autre, voire d'une localité à l'autre, il y aura toujours une certaine inégalité dans les conditions d'existence : on pourra certes les réduire à un minimum, mais non les faire disparaître complètement. Les habitants des Alpes auront toujours d'autres conditions de vie que les gens des plaines. Se représenter la société socialiste comme le règne de l'égalité est une conception unilatérale de Français, conception s'appuyant sur la vieille devise Liberté, Égalité, Fraternité, et se justifiant, en ses temps et lieu, comme phase de développement ; mais, de nos jours, elle devrait être dépassée comme toutes les visions unilatérales des vieilles écoles socialistes, car elle ne crée plus que confusion dans les esprits et doit donc être remplacée par des formules plus précises et mieux adaptées aux choses.

 

Je m'arrête, bien que pour ainsi dire chaque mot soit à critiquer dans ce programme sans sève ni vigueur. C'est si vrai qu'au cas où il serait accepté, Marx et moi nous ne pourrions jamais reconnaître comme nôtre ce nouveau parti, s'il s'érige sur une telle base ; nous serions obligés de réfléchir très sérieusement à l'attitude que nous prendrions ‑ publiquement aussi ‑ vis-à-vis de lui. Songez qu'à l'étranger on nous tient pour responsables de chaque déclaration et action du Parti ouvrier social-démocrate allemand. Bakounine, par exemple, nous a rendus responsables dans son État et Anarchie de chaque parole inconsidérée que Liebknecht a pu dire et écrire depuis la création du Demokratisches Wochenblatt. On s'imagine que nous tirons les ficelles de toute l'affaire à partir de Londres, alors que vous savez aussi bien que moi que nous ne sommes pratiquement jamais intervenus dans les affaires intérieures du parti, et lorsque nous l'avons fait, ce n'était jamais que pour éviter que l'on fasse des bévues, toujours d'ordre théorique, ou pour qu'on les redresse si possible. Vous vous apercevrez vous-mêmes que ce programme marque un tournant, qui pourrait fort bien nous obliger à récuser toute responsabilité vis-à-vis du parti qui l'a fait sien.

 

En général, le programme officiel d'un parti importe moins que sa pratique. Cependant, un nouveau programme est toujours comme un drapeau que l'on affiche en public, et d'après lequel on juge ce parti. Il ne devrait donc en aucun cas être en retrait par rapport au précédent, celui d'Eisenach en l'occurrence. Et puis il faut réfléchir aussi à l'impression que ce programme fera sur les ouvriers des autres pays, et à ce qu'ils penseront en voyant tout le prolétariat socialiste d'Allemagne ployer ainsi les genoux devant le lassalléanisme.

 

Avec cela, je suis persuadé qu'une fusion sur cette base ne tiendrait pas un an. Peut-on concevoir que les hommes les plus conscients de notre parti se prêtent à la comédie qui consiste à réciter des litanies de Lassalle sur la loi d'airain du salaire et l'aide de l'État ? Vous, par exemple, je voudrais vous y voir. Et si vous le faisiez tous, votre auditoire vous sifflerait. Or, je suis sûr que les lassalléens tiennent autant à ces partie-là du programme que le juif Shylock à sa livre de chair. Il se produira une scission, mais nous aurons de nouveau « lavé de leurs fautes » les Hasselmann, Hasenclever, Tölcke et consorts ; nous sortirons de la scission plus faibles et les lassalléens plus forts. En outre, notre parti aura perdu sa virginité politique, et ne pourra plus s'opposer franchement aux phrases de Lassalle, puisque nous les aurons inscrites pendant un certain temps sur notre propre étendard. Enfin, si les lassalléens reprennent alors de nouveau leur affirmation selon laquelle ils représentent seuls le parti ouvrier et que les nôtres sont des bourgeois, le programme sera là pour le démontrer : toutes les mesures socialistes y sont les leurs, et tout ce que notre parti y a ajouté, ce sont des revendications de la démocratie petite-bourgeoise que ce même programme qualifie par ailleurs de fraction de la « masse réactionnaire » !

 

J'ai tardé à vous faire parvenir cette lettre, puisque vous ne deviez être libéré que le 1er avril [91], en l'honneur de l'anniversaire de Bismarck, et que je ne voulais pas l'exposer au risque de la voir saisir lorsque l'on aurait essayé de vous la faire parvenir en fraude. Or, voici justement que je reçois une lettre de Bracke [92] qui, lui aussi, a les plus vives inquiétudes à propos de ce programme et nous demande ce que nous en pensons. Je lui envoie donc cette lettre afin qu'il en prenne connaissance et vous la transmette ensuite, afin que je n'aie pas à écrire deux fois toutes ces salades. En outre, j'ai mis les choses au clair dans une lettre destinée à Ramm [93]. Je n'ai écrit que brièvement à Liebknecht [94]. Je ne peux lui pardonner de ne pas nous avoir écrit un seul mot de toute cette affaire jusqu'à ce qu'il ait été pratiquement trop tard (alors que Ramm et d'autres croyaient qu'il nous avait scrupuleusement tenus au courant). C'est d'ailleurs ainsi qu'il agit depuis toujours, d'où la masse de correspondance désagréable que Marx et moi nous avons eue avec lui. Cependant, cela passe les bornes cette fois, et nous sommes fermement décidés à ne plus marcher.

 

Tâchez de prendre vos dispositions afin de venir ici cet été. Vous logerez naturellement chez moi, et si le temps le permet, nous pourrons aller nous baigner quelques jours à la mer : cela vous fera le plus grand bien après votre long séjour en prison.

 

 

Ayez la bonté, après les avoir lues, de porter à la connaissance de Geib, Auer, Bebel et Liebknecht les gloses marginales au programme de fusion ci-jointes [95]. Nota bene : le manuscrit doit revenir entre vos mains, afin qu'il reste à ma disposition si nécessaire [96]. Je suis surchargé de travail et obligé de dépasser largement ce que m'autorise le médecin. Aussi n'ai-je éprouvé aucun « plaisir » à écrire ce long papier. Il le fallait cependant, afin que les positions que je pourrais être amené à prendre par la suite ne soient pas mal interprétées par les amis du parti auxquels cette communication est destinée.

 

Après le congrès de fusion, nous publierons, Engels et moi, une brève déclaration dans laquelle nous dirons que nous n'avons absolument rien de commun avec ce programme de principes et que nous gardons nos distances vis-à-vis de lui.

 

C'est d'autant plus indispensable que l'on entretient à l'étranger l'idée soigneusement exploitée par les ennemis du parti, bien qu'elle soit parfaitement erronée, qu'à partir de Londres nous dirigeons en secret le mouvement du parti dit d'Eisenach. Ainsi, dans un ouvrage russe tout récemment paru, Bakounine, par exemple, m'attribue la responsabilité non seulement de tous les programmes, etc., de ce parti, mais encore de chaque fait et geste de Liebknecht depuis sa collaboration avec le Parti populaire.

 

À part cela, il est de mon devoir de ne pas reconnaître ‑ fût-ce par un silence diplomatique ‑ un programme qui, j'en suis convaincu, est absolument condamnable et démoralisateur pour le parti.

 

Tout pas en avant du mouvement réel vaut plus qu'une douzaine ‑de programmes. Si l'on ne pouvait pas, à cause des circonstances présentes, aller plus loin que le programme d'Eisenach, il fallait se contenter tout simplement de conclure un accord pour l'action contre l'ennemi commun [97]. Mais si l'on élabore un programme de principes (qu'il vaut mieux remettre à un moment où une longue activité commune en aura préparé le terrain), c'est pour poser des jalons qui signalent, aux yeux du monde entier, à quel niveau en est le mouvement du parti.

 

Les chefs des lassalléens sont venus à nous sous la pression des événements. Si d'emblée on leur avait fait savoir qu'on n'accepterait aucun marchandage sur les principes, ils eussent dû se contenter d'un programme d'action ou d'un plan d'organisation en vue d'actions communes. Au lieu de cela, on leur permet d'arriver armés de mandats dont on reconnaît soi-même la force obligatoire et l'on se livre ainsi à la merci de gens qui, eux, ont besoin de nous. Pour couronner le tout, ils tiennent un nouveau congrès avant le congrès de compromis, alors que notre propre parti tient le sien post festum. Il est évident que l'on cherche ainsi à escamoter toute critique et empêcher ceux de notre parti de se poser des questions. On sait que le seul fait de l'unité satisfait les ouvriers, mais l'on se trompe si l'on pense que ce succès du moment n'est pas trop chèrement payé.

 

Au surplus, ce programme ne vaut rien, même abstraction faite de la canonisation des articles de foi lassalléens.

 

 

Nous sommes tout à fait du même avis que vous : dans sa hâte à obtenir à tout prix l'unité, il a fourvoyé toute l'entreprise [98]. On peut tenir quelque chose pour indispensable, mais il ne faut pas pour autant le dire ou le montrer à l'autre partenaire, car une faute sert ensuite à justifier une autre. Après avoir mis en œuvre le congrès de fusion sur une base erronée et avoir proclamé qu'il ne devait échouer à aucun prix, on était obligé à chaque fois de lâcher du lest sur tous les points essentiels. Vous avez tout à fait raison : cette fusion porte en elle le germe de la scission, et si elle se produit, je souhaite qu'elle éloigne de nous uniquement les fanatiques incorrigibles, mais non la masse de ceux qui sont par ailleurs capables et susceptibles de se redresser à bonne école. Cela dépendra du moment et des conditions où cela se produira.

 

Dans sa rédaction définitive, le programme se divise en trois parties :

 

1. Des phrases et des slogans lassalléens qu'il ne fallait accepter sous aucune condition. Lorsque deux fractions fusionnent, on reprend dans le programme les points sur lesquels on est d'accord, et non les points en litige. En acceptant cependant de le faire, les nôtres sont passés sous les fourches caudines ;

 

2. Une série de revendications propres à la démocratie vulgaire, rédigées dans le style et l'esprit du Parti populaire ;

 

3. Un certain nombre de phrases prétendues communistes, empruntées la plupart au Manifeste, mais réécrites de sorte que, examinées de près, on s'aperçoit qu'elles contiennent toutes sans exception des âneries horrifiantes. Si l'on n'y comprend rien, il ne faut pas y toucher, à moins qu'on le recopie littéralement d'après ceux qui s'y connaissent.

 

Par chance, le programme a eu un sort meilleur qu'il ne le méritait. Ouvriers, bourgeois et petits-bourgeois croient y lire ce qui devrait effectivement y figurer, mais n'y figure pas, et il n'est venu à l'esprit de personne dans les divers camps d'examiner au grand jour le véritable contenu de ces phrases merveilleuses. C'est ce qui a permis que nous fassions le silence sur ce programme [99]. Au surplus, on ne peut traduire ces phrases dans une autre langue sans que l'on soit obligé ou bien d'en faire quelque chose qui devienne franchement idiot, ou bien de leur substituer un sens communiste ; or, amis comme ennemis adoptent le second procédé, et c'est ce que j'ai dû faire moi-même pour une traduction destinée à nos amis espagnols.

 

Nous n'avons pas lieu de nous réjouir de l'activité qu'a déployée jusqu'ici le comité directeur. Ce fut d'abord les mesures contre vos écrits et ceux de B. Becker [100] : si elles ont échoué, ce n'est certes pas à cause du comité. Ensuite, Sonnemann ‑ que Marx a rencontré lors de son passage à Londres ‑ a raconté qu'il avait proposé à Vahlteich un poste de correspondant à la Frankfurter Zeitung, mais que le comité avait interdit à Vahlteich d'accepter cette offre ! C'est plus que de la censure, et je ne comprends pas pourquoi Vahlteich s'est soumis à une telle interdiction. En plus, c'est tout à fait maladroit. Vous vous préoccupez de ce qu'au contraire la Frankfurter soit fournie entièrement par les nôtres en Allemagne. Enfin, il me semble que les membres lassalléens n'ont pas agi avec bonne foi lors de la création de l'imprimerie coopérative de Leipzig [101]. Après que les nôtres eurent, en toute confiance, reconnu le comité directeur comme comité de contrôle de l'imprimerie de Leipzig, il a fallu contraindre les lassalléens à cette acceptation à Berlin. Cependant, je ne suis pas encore au courant des détails.

 

En attendant, c'est une bonne chose que ce comité ne déploie guère d'activité et se contente, comme dit C. Hirsch qui était ici il y a quelques jours, de végéter en tant que bureau de correspondance et d'information. Toute intervention active de sa part précipiterait la crise, et on semble s'en rendre compte.

 

Et de quelle faiblesse avez-vous fait montre en acceptant que trois lassalléens siègent au comité directeur, avec deux des nôtres seulement [102] ! En fin de compte, il semble cependant que l'on s'en soit tout de même tiré, même si c'est avec un bel œil au beurre noir. Espérons qu'on en restera là et que notre propagande agira auprès des lassalléens dans l'intervalle. Si l'on tient jusqu'aux prochaines élections, cela pourra aller. Mais ensuite les policiers et juges Stieber et Tessendorf entreront en scène [103], et c'est alors que l'on s'apercevra de ce que les lassalléens Hasselmann et Hasenclever nous auront apporté...

 

Ecrivez-nous à l'occasion. W. Liebknecht et A. Bebel sont trop engagés dans cette affaire pour nous dire crûment la vérité, et aujourd'hui moins que jamais les affaires intérieures du parti parviennent au grand jour.


 

 

 

Le parti de classe. Tome III. Questions d’organisation

 

Chapitre 3

 

Lutte de Marx-Engels pour le parti
social-démocrate interdit

 

 

 

Mais la prétention de dépouiller le parti de son caractère révolutionnaire, qui découle des conditions historiques, devient proprement ridicule, lorsqu'on commence par le mettre hors le droit commun, c'est-à-dire hors la loi, pour lui demander ensuite de reconnaître le terrain légal que l'on a précisément supprimé à son encontre.

 

ENGELS, préface de 1885 à Karl Marx devant les jurés de Cologne

 

 

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Les choses vont de plus en plus mal avec l'organe du parti allemand, réfugié à Zurich [104]. La commission zurichoise de rédaction, qui est chargée de surveiller et de contrôler le journal sous la responsabilité de la centrale des camarades de Leipzig, est composée de Höchberg, Schramm et Bernstein. Or, voilà que Schramm, Höchberg et Bernstein viennent de confectionner un article intitulé « Rétrospective du mouvement socialiste en Allemagne » pour les Annales de sciences politiques et sociales éditées à Zurich par Höchberg, article dans lequel ils se présentent tous trois comme des bourgeois tout à fait ordinaires, voire de paisibles philanthropes. Ils accusent le parti d'être trop exclusivement un « parti ouvrier », d'avoir provoqué la haine de la bourgeoisie, et ils revendiquent la direction du mouvement pour des bourgeois « cultivés » de leur acabit.

 

Par bonheur, Höchberg a fait une soudaine apparition chez moi avant-hier, et j'ai pu lui dire alors ses quatre vérités. Le pauvre garçon est au fond un bon bougre. mais terriblement naïf : il tomba des nues lorsque je lui expliquai que l'idée ne nous effleurait même pas de laisser tomber le drapeau prolétarien que nous tenons bien haut depuis près de quarante ans, et de nous joindre au chœur petit-bourgeois de l'édulcorante vague de fraternisation générale que nous combattons également depuis près de quarante ans. Bref, à présent, je sais enfin où il en est avec nous et pourquoi nous ne pouvons marcher avec lui et ses semblables, quoique disent et fassent les camarades de Leipzig [105].

 

Nous adresserons aussi à Bebel une déclaration catégorique de notre position eu égard à ces alliés du parti allemand, et nous verrons alors ce qu'ils feront. Si l'organe du parti accepte cet article bourgeois, nous nous déclarerons publiquement contre. Cependant, ils ne laisseront probablement pas aller les choses jusque-là.

 

 

Lettre à Bebel,
Liebknecht, Bracke

 

 

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Cher Bebel,

 

La réponse à votre lettre du 20 août a quelque peu traîné en longueur, en raison aussi bien de l'absence prolongée de Marx que ‑de divers incidents, d'abord l'arrivée des Annales de Richter, ensuite la venue de Hirsch lui-même [106].

 

Je suis obligé d'admettre que Liebknecht ne vous a pas montré la dernière lettre que je lui avais adressée, bien que je le lui aie demandé expressément, car sinon vous n'eussiez sans doute pas avancé les arguments mêmes que Liebknecht avait fait valoir et auxquels j'ai déjà répondu dans ladite lettre.

 

Passons maintenant aux divers points sur lesquels il importe de revenir ici [107].

 

1. Les négociations avec C. Hirsch

 

 

Liebknecht demande à Hirsch s'il veut prendre la responsabilité de la rédaction de l'organe du parti qui doit être créé de nouveau à Zurich. Hirsch désire des précisions sur la mise en place de ce journal : de quels fonds disposera-t-il, et de qui proviendront-ils ? La première question l'intéresse afin de savoir si le journal ne s'éteindra pas déjà au bout de quelques mois, la seconde pour connaître celui qui détient les cordons de la bourse, autrement dit celui qui tient entre ses mains l'ultime autorité sur la vie du journal [108]. La réponse du 27 juillet de Liebknecht à Hirsch (« Tout est en ordre, tu apprendras la suite à Zurich ») ne parvient pas au destinataire. Mais de Zurich arrive une lettre de Bernstein à Hirsch, en date du 24 juillet, dans laquelle Bernstein l'informe que « l'on nous a chargés de la mise en place et du contrôle » (du journal). Un entretien aurait eu lieu « entre Viereck et nous », au cours duquel on se serait aperçu « que votre position serait difficile en raison des divergences que vous avez eues avec plusieurs camarades du fait que vous appartenez au journal Laterne ; cependant, je ne tiens pas ces réticences pour bien importantes ». Pas un mot sur ce quia causé cela.

 

Par retour de courrier, Hirsch demande, le 26, quelle est la situation matérielle du journal. Quels camarades se sont portés garants pour couvrir un éventuel déficit ? Jusqu'à quel montant et pour combien de temps ? Il n'est pas du tout question, à ce niveau, de la question du traitement que touchera le rédacteur, Hirsch cherche simplement à savoir si « les moyens sont assurés pour tenir le journal un an au moins ».

 

Bernstein répond le 31 juillet : un éventuel déficit serait couvert par les contributions volontaires, dont certaines (!) sont déjà souscrites. À propos des remarques de Hirsch sur l'orientation qu'il pensait donner au journal, il fait remarquer, entre autres blâmes et directives (cf. ci-dessus) : « La commission de surveillance doit s'y tenir d'autant plus qu'elle est elle-même sous contrôle, c'est-à-dire est responsable. Vous devez donc vous entendre sur ces points avec la commission de surveillance. » On souhaite une réponse immédiate, par télégraphe si possible.

 

Mais, au lieu d'une réponse à ses demandes justifiées, Hirsch reçoit la nouvelle qu'il doit rédiger sous la surveillance d'une commission siégeant à Zurich, commission dont les conceptions divergent substantiellement des siennes et dont les noms des membres ne lui sont même pas cités !

 

Hirsch, indigné à juste titre par ces procédés, préfère s'entendre avec les camarades de Leipzig. Vous devez connaître sa lettre du 2 août à Liebknecht, étant donné que Hirsch y demandait expressément qu'on vous informe ‑ vous et Viereck ‑ de son contenu. Hirsch est même disposé à se soumettre à une commission de surveillance à Zurich, à condition que celle-ci fasse par écrit ses remarques à la rédaction et qu'il puisse faire appel de la décision à la commission de contrôle de Leipzig.

 

Dans l'intervalle, Liebknecht écrit à Hirsch le 28 juillet : « L'entreprise a naturellement un fondement, étant donné que tout le parti (Höchberg inclusivement) la soutient. Mais ne te soucie pas des détails. »

 

Même la lettre suivante de Liebknecht ne contient aucune mention sur le soutien ; en revanche, elle assure que la commission de Zurich ne serait pas une commission de rédaction, mais ne se préoccuperait que d'administration et de finances. Le 14 août encore, Liebknecht m'écrit la même chose et me demande de persuader Hirsch d'accepter. Vous-mêmes, vous êtes encore si peu au courant des aspects réels de la question le 20 août que vous m'écrivez : « Il (Höchberg) n'a pas plus de voix dans la rédaction du journal que n'importe quel autre camarade connu.

 

Enfin Hirsch reçoit une lettre de Viereck, en date du 11 août, dans laquelle il reconnaît que « les trois camarades, domiciliés à Zurich et formant la commission de rédaction, ont commencé à mettre en place le journal et s'apprêtent à élire un rédacteur qui doit être confirmé dans sa fonction par les trois camarades de Leipzig [...]. Pour autant qu'il me souvienne, il était également dit dans les résolutions portées à votre connaissance que le comité de fondation (zurichois) devrait assumer aussi bien des responsabilités politiques que financières vis-à-vis du parti [...]. De tout cela, il me semble que l'on puisse conclure que [...] sans la collaboration des trois camarades domiciliés à Zurich et chargés par le parti de cette fondation, on ne pouvait concevoir la formation de la rédaction.

 

Hirsch tenait enfin là quelque chose de précis, même si ce n'était que sur la position du rédacteur vis-à-vis des Zurichois. Ils forment une commission de rédaction, et ont aussi la responsabilité politique ; sans leur collaboration, on ne peut former de rédaction. Bref, on indique à Hirsch qu'il doit s'entendre avec les trois camarades de Zurich, dont on ne lui fournit toujours pas les noms.

 

Mais, pour que la confusion soit totale, Liebknecht apporte une nouvelle au bas de la lettre de Viereck : « P. Singer de Berlin vient de passer ici et rapporte : la commission de surveillance de Zurich n'est pas, comme le pense Viereck, une commission de rédaction, mais essentiellement une commission d'administration qui est responsable vis-à-vis du parti, en l'occurrence nous, pour ce qui est des finances du journal. Naturellement, les membres ont aussi le droit et le devoir de discuter avec toi des problèmes de rédaction (un droit et un devoir qu'a tout membre du parti, soit dit en passant) ; ils ne peuvent pas te mettre sous tutelle. »

 

Les trois Zurichois et un membre du comité de Leipzig ‑ le seul qui ait été présent lors des négociations ‑soutiennent que Hirsch doit être placé sous la direction administrative des Zurichois, tandis qu'un second camarade de Leipzig le nie tout uniment. Et, dans ces conditions, il faut que Hirsch se décide, avant que ces messieurs ne se soient mis d'accord entre eux. Que Hirsch soit justifié à connaître les décisions prises au sujet des conditions auxquelles on estime devoir le soumettre, c'est à quoi on n'a même pas pensé, et ce d'autant plus qu'il ne semble même pas qu'il soit venu à l'esprit des camarades de Leipzig qu'ils doivent eux-mêmes prendre réellement connaissance de ces décisions ! Car, sinon, comment les contradictions mentionnées ci-dessus eussent-elles été possibles ?

 

Si les camarades de Leipzig ne peuvent se mettre d'accord sur les compétences à attribuer aux Zurichois, comment ces derniers peuvent-ils y voir clair !

 

Schramm à Hirsch, le 14 août : « Si vous n'aviez pas écrit à ce moment-là, vous vous seriez trouvé dans le même cas que Kayser [109], et vous eussiez procédé de même, vous mettant dans la situation d'écrire de la même façon, sans que nous y ayons consacré un seul mot. Mais, de la sorte, nous devons, face à cette déclaration, déposer un vote décisif pour les articles à accepter dans le nouveau journal.

 

La lettre à Bernstein, dans laquelle Hirsch aurait dit cela, est du 26 juillet, bien après la conférence à Zurich au cours de laquelle on avait fixé les pouvoirs des trois Zurichois. Mais on se gonfle déjà tellement à Zurich dans le sentiment de la plénitude de son pouvoir bureaucratique que l'on revendique déjà, dans la lettre ultérieure à Hirsch, de nouvelles prérogatives, à savoir décider des articles à accepter dans le journal. Déjà le comité de rédaction devient une commission de censure.

 

C'est seulement à l'arrivée de Höchberg à Paris que Hirsch apprit de lui le nom des membres des deux commissions.

 

En conséquence, si les tractations avec Hirsch ont échoué, à quoi cela tient-il ?

 

1. Au refus opiniâtre des camarades de Leipzig aussi bien que des Zurichois de lui faire part de quoi que ce soit de tangible sur les bases financières, donc sur les possibilités, du maintien en vie du journal, ne serait-ce que pour un an. La somme souscrite, il ne l'a apprise qu'ici par moi (après que vous me l'aviez communiquée). Il n'était donc pratiquement pas possible, à partir des informations données précédemment (le parti + Höchberg), de tirer une autre conclusion que celle selon laquelle le journal reposerait essentiellement sur Höchberg, ou dépendrait tout de même bientôt de ses contributions. Or, cette dernière éventualité n'est pas encore, et de loin, écartée aujourd'hui. La somme de ‑ si je lis bien ‑800 marks est exactement la même (40 £) que celle que l'association de Londres a dû mettre en rallonge pour La Liberté au cours de la première moitié de l'année [110].

 

2. L'assurance renouvelée, qui depuis s'est révélée tout à fait inexacte, de Liebknecht, selon laquelle les Zurichois ne devaient absolument pas contrôler la rédaction, ainsi que la comédie et les méprises qui en sont résultées.

 

3. La certitude, enfin acquise, que les Zurichois ne devaient pas seulement contrôler la rédaction, mais encore exercer une censure sur elle, et que Hirsch ne tenait dans tout cela que le rôle d'homme de paille.

 

Nous ne pouvons que lui donner raison si, après cela, il a décliné l'offre. Comme nous l'avons appris par Höchberg, la commission de Leipzig a encore été renforcée par deux membres non domiciliés dans cette ville. Elle ne peut intervenir rapidement que si les trois camarades de Leipzig sont d'accord. De ce fait, le centre de gravité se trouve totalement déplacé à Zurich, et Hirsch, pas plus que n'importe quel autre rédacteur véritablement révolutionnaire et d'esprit prolétarien, ne pourrait à la longue travailler avec ceux de cette localité. Davantage à ce sujet plus tard.


 

 

II. L'orientation prévue du journal

 

 

Dès le 24 juillet, Bernstein informe Hirsch que les divergences qu'il avait eues avec certains camarades en tant que journaliste de la Laterne rendraient sa position plus difficile.

 

Hirsch répond que l'orientation du journal devrait être, selon lui, la même en gros que celle de la Laterne, soit une politique qui évite les procès en Suisse et n'effraie pas inutilement en Allemagne. Il demande qui sont ces camarades, et poursuit : « Je n'en connais qu'un seul, et je vous promets que je recommencerai à le critiquer de la même façon s'il commet le même genre d'infraction à la discipline. »

 

Gonflé du sentiment de sa nouvelle dignité officielle de censeur, Bernstein lui répond aussitôt : « En ce qui concerne maintenant l'orientation du journal, le comité de surveillance est cependant d'avis que la Laterne ne saurait servir de modèle au journal ; à nos yeux, le journal ne doit pas tant se lancer dans une politique radicale, il doit s'en tenir à un socialisme de principe. Dans tous les cas, il faut éviter des incidents comme la polémique contre Kayser qui a été désapprouvée par tous les camarades sans exception (!) »

 

Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Liebknecht appelle la polémique contre Kayser une « gaffe », et Schramm la tient pour si dangereuse qu'il a aussitôt établi la censure à l'encontre de Hirsch.

 

Hirsch écrit une nouvelle fois à Höchberg, en lui expliquant qu'un incident comme celui qui est advenu à Kayser « ne peut se produire lorsqu'il existe un organe officiel du parti, dont les claires explications ainsi que les discrètes et bienveillantes indications ne peuvent atteindre aussi durement un parlementaire ».

 

Viereck écrit lui aussi qu'il fallait prescrire au journal « une attitude sans passion et une opportune ignorance de toutes les divergences pouvant surgir » ; il ne devrait pas être une « Laterne plus grande », et Bernstein d'ajouter : « On peut tout au plus lui reprocher d'être une tendance trop modérée, si cela est un reproche en des temps où l'on ne peut pas naviguer toutes voiles dehors. »

 

En quoi consiste donc l'affaire Kayser, ce crime impardonnable que Hirsch aurait commis ? Kayser est le seul parlementaire social-démocrate qui ait parlé et voté au Reichstag sur les droits douaniers. Hirsch l'accuse d'avoir violé la discipline du parti [111] du fait qu'il ait : 1. voté pour des impôts indirects, dont le programme du parti avait expressément exigé la suppression ; 2. accordé des moyens financiers à Bismarck, violant ainsi la première règle de base de toute notre tactique de parti : « Pas un sou à ce gouvernement ! »

 

Sur ces deux points, Hirsch avait indubitablement raison. Et après que Kayser eut foulé aux pieds, d'une part, le programme du parti sur lequel les parlementaires avaient été assermentés pour ainsi dire par décision du congrès et, d'autre part, la toute première et indéclinable règle de la tactique du parti, en accordant par son vote de l'argent à Bismark comme pour le remercier de la loi antisocialiste, Hirsch avait parfaitement le droit, à notre avis, de frapper aussi fort.

 

Nous n'avons jamais pu comprendre pour quelles raisons on a pu se mettre tant en colère en Allemagne sur cette attaque contre Kayser. Or, voici que Höchberg me raconte que la « fraction parlementaire » a autorisé Kayser à intervenir de la sorte, et l'on tient Kayser pour couvert par cette autorisation.

 

Si les choses se présentent de la sorte, c'est tout de même un peu fort. D'abord, Hirsch, pas plus que le reste du monde, ne pouvait connaître cette décision secrète [112]. Dans ces conditions, la honte, qui auparavant ne pouvait atteindre que le seul Kayser, n'en deviendrait encore que plus grande alors pour le parti, tandis que ce serait toujours le mérite de Hirsch d'avoir dévoilé aux yeux du monde entier les discours ineptes et le vote encore plus inepte de Kayser, et d'avoir sauvé du même coup l'honneur du parti. Ou bien la social-démocratie allemande est-elle véritablement infectée de la maladie parlementaire, et croit-elle qu'avec les voix populaires aux élections le Saint-Esprit se soit déversé sur ses élus, transformant les séances de la fraction en conciles infaillibles, et les résolutions de la fraction en dogmes inviolables ?

 

Une gaffe a certainement été faite ; cependant, elle n'a pas été faite par Hirsch, mais par les députés qui ont couvert Kayser avec leur résolution. Or, si ceux-là mêmes qui sont appelés à veiller en premier au respect de la discipline de parti se mettent à violer de manière si éclatante cette même discipline en prenant une telle décision, la chose n'en est que plus grave. Mais là où cela atteint son comble, c'est lorsqu'on se réfugie dans la croyance, sans vouloir en démordre, que ce n'est pas Kayser avec son discours et son vote, ainsi que les autres députés avec leur décision de le couvrir, qui auraient violé la discipline de parti, mais Hirsch en attaquant Kayser bien que la décision lui restât cachée.

 

Au demeurant, il est certain que, dans cette question de protection douanière, le parti a pris la même attitude obscure et indécise que dans presque toutes les autres questions économiques se posant dans la pratique, par exemple celle des chemins de fer nationaux. Cela provient de ce que l'organe du parti, notamment le Vorwärts, au lieu de discuter à fond de ces problèmes, s'étend avec complaisance sur la construction de l'ordre de la société future. Lorsque, après la loi antisocialiste, la protection douanière est subitement devenue un problème pratique, les opinions divergèrent suivant les orientations et tendances les plus diverses, et il n'eût pas été possible d'en trouver un seul dans le tas qui détienne ne serait-ce que la condition préalable à la formation d'un jugement clair et juste sur la question : la connaissance des rapports de l'industrie et de la position de celle-ci sur le marché mondial. Chez les électeurs, il ne pouvait pas ne pas se manifester çà et là des tendances protectionnistes, mais fallait-il en tenir compte ? Le seul moyen pour trouver une issue à ce désordre, à savoir concevoir le problème de manière purement politique (comme on le fit dans la Laterne), ne fut pas adopté avec clarté et décision. Il ne pouvait donc pas manquer d'advenir ce qui advint : dans ce débat, le parti intervint pour la première fois d'une manière hésitante, incertaine et confuse, et finit par se ridiculiser sérieusement avec Kayser.

 

Cependant, l'attaque contre Kayser devient maintenant l'occasion de prêcher sur tous les tons à l'intention de Hirsch que le nouveau journal ne doit à aucun prix imiter les excès de la Laterne, qu'il doit le moins possible suivre une politique radicale, mais s'en tenir sans passion à des principes socialistes. On l'entendit tout autant de la bouche de Viereck que de celle de Bernstein qui, précisément parce qu'il voulait modérer Hirsch, apparaissait comme l'homme de la situation où l'on « ne peut cingler toutes voiles dehors »

 

Or, pour quelles raisons s'expatrie-t-on, si ce n'est précisément pour cingler toutes voiles dehors ? À l'étranger, rien ne s'y oppose. On ne trouve pas en Suisse les lois allemandes sur les délits de presse, d'association, etc. On y a donc non seulement la possibilité mais encore le devoir de dire ce que l'on ne pouvait pas dire en Allemagne, même avant la loi antisocialiste, du fait du régime courant des lois. En outre, on ne s'y trouve pas seulement devant l'Allemagne, mais encore face à l'Europe entière, et on a le devoir, pour autant que les lois suisses le permettent, de proclamer ouvertement les voies et les buts du parti allemand. Quiconque voudrait se laisser lier les mains en Suisse par des lois allemandes démontrerait précisément qu'il est digne des lois allemandes, et qu'il n'a, en fait, rien d'autre à dire que ce que l'on était autorisé à dire en Allemagne avant les lois d'exception. Il ne faut pas davantage se laisser arrêter par l'éventualité selon laquelle les rédacteurs se verraient temporairement interdire tout retour en Allemagne. Quiconque n'est pas prêt à prendre un tel risque n'est pas fait pour un poste d'honneur aussi exposé.

 

Mais il y a plus. Les lois d'exception ont mis le parti allemand au ban, précisément parce qu'il était le seul parti d'opposition sérieux en Allemagne. Si, dans un organe publié à l'étranger, il exprime à Bismarck sa reconnaissance d'avoir perdu ce poste de seul parti d'opposition sérieux en se montrant bien docile, s'il encaisse ainsi le coup sans manifester la moindre réaction, il ne fait que prouver qu'il méritait ce coup de pied. De toutes les feuilles allemandes publiées en émigration depuis 1830, la Laterne est sans doute l'une des plus modérées. Mais si la Laterne était déjà trop frondeuse, le nouvel organe ne pourra que compromettre le parti devant nos camarades des pays non allemands.

 

 

III. Le manifeste des trois Zurichois

 

 

Dans l'intervalle, nous avons reçu les Annales de Höchberg qui contiennent l'article intitulé « Rétrospective du mouvement socialiste en Allemagne » et rédigé précisément par les trois membres de la commission zurichoise, comme Höchberg lui-même me l'a dit. Il s'agit d'une critique pure et simple du mouvement tel qu'il a existé jusqu'ici et, en conséquence aussi, du programme pratique d'orientation du nouvel organe, dans la mesure où il dépend d'eux.

 

On a d'emblée la déclaration suivante :

 

« Le mouvement que Lassalle considérait comme éminemment politique, auquel il appelait à se rallier non seulement les ouvriers mais encore tous les démocrates honnêtes, à la tête duquel devaient marcher les représentants indépendants de la science et tous les hommes épris d'un authentique amour de l'humanité, ce mouvement s'abaissa, sous la présidence de J. B. von Schweitzer, à n'être plus que l'arène de lutte pour les intérêts unilatéraux des ouvriers de l'industrie. »

 

Laissons de côté la question de savoir si cela correspond ou non à la réalité historique. Le reproche bien précis que l'on fait ici à Schweitzer, c'est qu'il ait réduit le lassalléanisme, conçu ici comme un mouvement démocratique et philanthrope bourgeois, à n'être plus qu'une organisation au service de la lutte et des intérêts unilatéraux des ouvriers de l'industrie : il l'aurait rabaissé en approfondissant le caractère de classe de la lutte des ouvriers de l'industrie contre la bourgeoisie. En outre, il lui est reproché d'avoir « rejeté la démocratie bourgeoise ». Or, qu'est-ce que la démocratie bourgeoise peut bien chercher dans le parti social-démocrate ? Si cette démocratie bourgeoise est constituée d' « hommes honnêtes », elle ne tiendra même pas à y entrer ; si elle veut cependant, ce ne sera que pour y semer la pagaille.

 

Le parti lassalléen « préféra se comporter de la manière la plus unilatérale en parti ouvrier ». Les messieurs qui écrivent cela sont eux-mêmes membres d'un parti qui, de la manière la plus tranchée, se veut un parti ouvrier, ils y ont même une charge et une dignité. Il y a donc ici une incompatibilité absolue. S'ils croient à ce qu'ils écrivent, ils doivent quitter ce parti, ou pour le moins se démettre de leur charge et dignité. S'ils ne le font pas, ils reconnaissent qu'ils veulent exploiter leur fonction pour combattre le caractère prolétarien du parti. En conséquence, le parti se trahit lui-même s'il les maintient dans leur charge et dignité.

 

À en croire ces messieurs, le parti social-démocrate ne doit pas être un parti exclusivement ouvrier, mais un parti universel, celui « de tous les hommes épris d'un authentique amour de l'humanité », ce que l'on démontre le mieux en abandonnant les vulgaires passions prolétariennes et en se plaçant sous la direction de bourgeois instruits et philanthropes « afin de se former le bon goût » et « se mettre dans le bon ton » (p. 85). Dès lors, l'« allure dépenaillée » de certains dirigeants s'effacera derrière l'« allure bourgeoise » et respectable. (Comme si l'apparence extérieure tristement dépenaillée était le moindre reproche que l'on puisse adresser à ces gens !) Alors viendront s'y joindre de « nombreux partisans appartenant aux sphères des classes instruites et possédantes. Mais ceux-ci ne doivent être gagnés à notre cause que lorsque [...] l'agitation pourra donner des résultats tangibles. »

 

Le socialisme allemand se serait « trop préoccupé de conquérir les masses, négligeant par là d'effectuer une propagande énergique (!) dans ce que l'on appelle les couches supérieures de la société ». En effet, le parti « manque toujours encore d'hommes capables de le représenter au Parlement ». Il est pourtant « désirable et nécessaire de confier les mandats à des hommes qui disposent de suffisamment de temps pour se familiariser à fond avec les principaux dossiers des affaires. Le simple ouvrier et le petit artisan [...] n'en ont que très rarement le temps nécessaire ». Autrement dit, votez pour les bourgeois !

 

En somme, la classe ouvrière est incapable de s'émanciper par ses propres moyens : elle doit passer sous la direction de bourgeois « instruits et possédants » qui, seuls, « disposent de suffisamment de temps » pour se familiariser avec ce qui est bon aux ouvriers. Enfin, il ne faut à aucun prix s'attaquer directement à la bourgeoisie, mais au contraire il faut la conquérir par une propagande énergique.

 

Or, si l'on veut gagner les couches supérieures de la société ou simplement les éléments de bonne volonté qui s'y trouvent, il ne faut surtout pas les effrayer. Et les trois Zurichois croient avoir fait une découverte apaisante à ce propos :

 

« Le parti montre précisément maintenant, sous la pression de la loi antisocialiste, qu'il n'a pas la volonté de suivre la voie d'une révolution violente, sanglante, mais est décidé [...] à s'engager dans la voie de la légalité, c'est-à-dire de la réforme. » En conséquence, si les 5 à 600 000 électeurs social-démocrates, soit les 1/10e à 1/8 e de tout le corps électoral, qui se répartissent sur tout le pays, montrent qu'ils « sont assez raisonnables pour ne pas aller se casser la tête contre le mur, en tentant d'effectuer une révolution sanglante tant qu'ils ne sont qu'un contre dix », cela démontre qu'ils s’interdisent à tout jamais dans l'avenir d'utiliser à leur profit un événement extérieur violent, un sursaut révolutionnaire qui s'ensuivrait subitement, mieux une victoire du peuple arrachée d'une collision ayant eu lieu dans ces conditions ! Le jour où Berlin sera de nouveau assez inculte pour se lancer dans un nouveau 18 mars 1848, les social-démocrates, au lieu de participer à la lutte des « canailles qui ont soif de se battre sur les barricades » (p. 88), devront bien plutôt « suivre la voie de la légalité », jouer les modérateurs, démonter les barricades et, si nécessaire, marcher avec les nobles seigneurs de la guerre contre les masses si unilatérales, vulgaires et incultes. En somme, si ces messieurs affirment que ce n'est pas là ce qu'ils pensent, mais alors que pensent-ils [113] ?

 

Mais il y a encore pire.

 

« En conséquence, plus il (le parti) saura demeurer calme, objectif et réfléchi dans sa critique des conditions existantes et dans ses projets de changement de celles-ci, moins il sera possible maintenant (alors que la loi anti-socialiste est en vigueur) de renouveler le coup qui vient de réussir et avec lequel la réaction consciente a intimidé la bourgeoisie en agitant le spectre de la terreur rouge. » (P. 88.)

 

Afin d'enlever à la bourgeoisie la dernière trace de peur, il faut lui démontrer clairement et simplement que le spectre rouge n'est vraiment qu'un spectre, qu'il n'existe pas. Or, qu'est-ce que le secret du spectre rouge, si ce n'est la peur de la bourgeoisie de l'inévitable lutte à mort qu'elle aura à mener avec le prolétariat ? La peur de l'issue fatale de la lutte de classe moderne ? Que l'on abolisse la lutte de classe, et la bourgeoisie ainsi que « tous les hommes indépendants » ne craindront plus « de marcher avec les prolétaires, la main dans la main » ! Mais ceux qui seraient alors dupés, ce seraient les prolétaires.

 

Que le parti démontre, par une attitude plaintive et humble, qu'il a rejeté une fois pour toutes les « incorrections et les excès » qui ont donné prétexte à la loi antisocialiste. S'il promet de son plein gré qu'il n'évoluera que dans les limites des lois en vigueur sous le régime d'exception contre les socialistes, Bismarck et les bourgeois auront certainement la bonté d'abolir cette loi devenue superflue.

 

« Que l'on nous comprenne bien », nous ne voulons pas « abandonner notre parti ni notre programme ; nous pensons cependant que, pour de longues années encore, nous avons suffisamment à faire, si nous concentrons toute notre force, toute notre énergie, en vue de la conquête de buts immédiats que nous devons arracher coûte que coûte, avant que nous puissions penser à réaliser nos fins plus lointaines ». Dès lors, c'est en masse que viendront nous rejoindre aussi bien bourgeois, petits-bourgeois qu'ouvriers « qui, à l'heure actuelle, sont effrayés par nos revendications profondes ».

 

Le programme ne doit pas être abandonné, mais simplement ajourné ‑ pour un temps indéterminé. On l'adopte, mais à proprement parler non pas pour soi et pour le présent, mais à titre posthume, comme héritage pour ses enfants et petits-enfants. En attendant, on emploie « toute sa force et toute son énergie » à toutes sortes de reprises et de rafistolages de la société capitaliste, pour faire croire qu'il se passe tout de même quelque chose, et en même temps pour que la bourgeoisie ne prenne pas peur. Dans ces conditions, gloire au « communiste » Miquel qui a démontré qu'il était inébranlablement convaincu de l'effondrement inévitable de la société capitaliste d'ici quelques siècles, en spéculant tant qu'il a pu, apportant ainsi sa contribution matérielle à la crise de 1873, autrement dit qui a effectivement fait quelque chose pour ruiner l'ordre existant.

 

Un autre attentat contre le bon ton, ce sont aussi les « attaques exagérées contre les fondateurs » de l'industrie, qui étaient tout simplement « enfants de leur époque » ; « on ferait mieux de s'abstenir de vitupérer contre Strousberg et consorts ». Hélas, tout le monde est « enfant de son époque », et si cela est un excuse suffisante, nous ne devons plus attaquer qui que ce soit, nous devons cesser toute polémique et tout combat ; nous recevons tranquillement tous les coups de pied que nous donnent nos adversaires, parce que nous, les sages, nous savons qu'ils ne sont que « des enfants de leur époque » et qu'ils ne peuvent agir autrement qu'ils ne le font. Au lieu de leur rendre les coups avec intérêt, nous devons bien plutôt plaindre ces malheureux !

 

De même, notre prise de position en faveur de la Commune a eu, pour le moins, l'inconvénient « de rejeter de notre parti des gens qui autrement inclinaient vers nous et d'avoir accru en général la haine de la bourgeoisie à notre égard ». En outre, le parti « n'est pas sans porter une certaine responsabilité à la promulgation de la loi d'octobre, car il a augmenté inutilement la haine de la bourgeoisie ».

 

Tel est le programme des trois censeurs de Zurich. Il est on ne peut plus clair, surtout pour nous qui connaissons fort bien tous ces prêchi-prêcha depuis 1848. Ce sont les représentants de la petite bourgeoisie qui manifestent leur peur que le prolétariat, entraîné par la situation révolutionnaire, « n'aille trop loin ». Au lieu de la franche opposition politique, ils recherchent le compromis général ; au lieu de lutter contre le gouvernement et la bourgeoisie, ils cherchent à les gagner a leur cause par persuasion ; au lieu de résister avec un esprit de fronde à toutes les violences exercées d'en haut, ils se soumettent avec humilité et avouent qu'ils méritent d'être châtiés. Tous les conflits historiquement nécessaires leur apparaissent comme des malentendus, et toute discussion s'achève par l'assurance que tout le monde est d'accord au fond. On joue aujourd'hui au social-démocrate comme on jouait au démocrate bourgeois en 1848. Comme ces derniers considéraient la république démocratique comme quelque chose de très lointain, nos social-démocrates d'aujourd'hui considèrent le renversement de l'ordre capitaliste comme un objectif lointain et, par conséquent, comme quelque chose qui n'a absolument aucune incidence sur la pratique politique du présent. On peut donc à cœur joie faire le philanthrope, l'intermédiaire, et couper la poire en deux. Et c'est ce que l'on fait aussi dans la lutte de classe entre prolétariat et bourgeoisie. On la reconnaît sur le papier ‑ de toute façon, il ne suffit pas de la nier pour qu'elle cesse d'exister ‑, mais dans la pratique on la camoufle, on la dilue et on l'édulcore. Le parti social-démocrate ne doit pas être un parti ouvrier ; il ne doit pas s'attirer la haine de la bourgeoisie ou de quiconque ; c'est avant tout dans la bourgeoisie qu'il faut faire une propagande énergique. Au lieu de s'appesantir sur des objectifs lointains qui, même s'ils ne peuvent être atteints par notre génération, effraient les bourgeois, le parti ferait mieux de s'employer de toutes ses forces et de toute son énergie aux réformes petites-bourgeoises de rafistolage qui représentent autant de soutiens nouveaux du vieil ordre social et peuvent éventuellement transformer la catastrophe finale en un processus de dissolution lent, fragmentaire et si possible pacifique.

 

Ce sont exactement ces gens-là qui, sous l'apparence d'une activité fébrile, non seulement ne font eux-mêmes jamais rien, mais encore cherchent à empêcher les autres de faire quelque chose ‑ sinon de bavarder. Ce sont exactement ces mêmes gens-là dont la crainte de toute action a freiné le mouvement à chaque pas en 1848 et 1849, et l'a enfin fait tomber. Ils ne voient jamais la réaction à l'œuvre, sont tout étonnés cependant lorsqu'ils se trouvent finalement dans une impasse, où toute résistance et toute fuite sont impossibles. Ces gens veulent enfermer l'histoire dans leur étroit et mesquin horizon petit-bourgeois, tandis qu'elle leur passe à chaque fois par-dessus la tête.

 

En ce qui concerne le contenu socialiste de leur écrit, il est déjà suffisamment critiqué dans le Manifeste au chapitre « Le socialisme allemand ou vrai ». Quand on écarte la lutte de classe comme un phénomène pénible et « vulgaire », il ne reste plus qu'à fonder le socialisme sur un « véritable amour de l'humanité » et les phrases creuses sur la « justice ».

 

C'est un phénomène inévitable et inhérent au cours du développement que des individus appartenant jusque-la à la classe dominante viennent se joindre au prolétariat en lutte et lui apportent des éléments de formation théorique. C'est ce que nous avons expliqué déjà dans le Manifeste communiste. Cependant, il convient de faire deux observations à ce sujet :

 

Premièrement : ces individus, pour être utiles au mouvement prolétarien, doivent vraiment lui apporter des éléments de formation d'une valeur réelle. Or, ce n'est pas du tout le cas de la grande majorité des convertis bourgeois allemands. Ni la Zukunft ni la Neue Gesellschaft [114] n'ont apporté quoi que ce soit qui eût fait avancer d'un pas notre mouvement : les éléments de formation réels d'une authentique valeur théorique ou pratique y font totalement défaut. Au contraire, elles cherchent à mettre en harmonie les idées socialistes, superficiellement assimilées, avec les opinions théoriques les plus diverses que ces messieurs ont ramenées de l'université ou d'ailleurs, et dont l'une est plus confuse que l'autre, grâce au processus de décomposition que traversent actuellement les vestiges de la philosophie allemande. Au lieu de commencer par étudier sérieusement la nouvelle science, chacun préfère la retoucher pour la faire concorder avec les idées qu'il a reçues, se fabriquant en un tour de main sa petite science privée à lui, avec la prétention affichée de l'enseigner aux autres. C'est ce qui explique qu'on trouve parmi ces messieurs presque autant de points de vue qu'il y a de têtes. Au lieu d'apporter de la clarté sur tel ou tel point, ils ne font qu'introduire la pire des confusions ‑ par bonheur, presque uniquement chez eux-mêmes. Le parti peut parfaitement se passer de tels éléments de formation théorique, dont le premier principe est l'enseignement de ce qui n'a même pas été appris.

 

Deuxièmement : lorsque ces individus venant d'autres classes se rallient au mouvement prolétarien, la première chose à exiger d'eux, c'est qu'ils n'apportent pas avec eux des résidus de leurs préjugés bourgeois, petits-bourgeois, etc., mais qu'ils fassent leurs, sans réserve, les conceptions prolétariennes. Or, ces messieurs ont démontré qu'ils sont enfoncés jusqu'au cou dans les idées bourgeoises et petites-bourgeoises. Dans un pays aussi petit-bourgeois que l'Allemagne, ces conceptions ont certainement leurs raisons d'être, mais uniquement hors du parti ouvrier social-démocrate. Que ces messieurs se rassemblent en un parti social-démocrate petit-bourgeois, c'est leur droit le plus parfait. On pourrait alors traiter avec eux, et selon le cas mettre sur pied un cartel avec eux, etc. S'il existe des raisons pour que nous les tolérions pour l'instant, il y a l'obligation aussi de les tolérer seulement, de ne leur confier aucune charge d'influence dans la direction du parti, tout en restant parfaitement conscient que la rupture avec eux ne peut être qu'une question de temps. Au demeurant, il semble bien que ce moment soit venu. Nous ne pouvons vraiment pas comprendre que le parti puisse tolérer plus longtemps dans son sein les auteurs de cet article. Mais si la direction du parti tombe peu ou prou entre les mains de cette sorte de gens, le parti se dévirilisera, tout simplement, et sans tranchant prolétarien, il n'existe plus.

 

Quant à nous, tout notre passé fait qu'une seule voie nous reste ouverte. Voilà près de quarante ans que nous prônons la lutte de classe comme le moteur le plus décisif de l'histoire, et plus particulièrement la lutte sociale entre bourgeoisie et prolétariat comme le grand levier de la révolution sociale moderne. Nous ne pouvons donc en aucune manière nous associer à des gens qui voudraient rayer du mouvement cette lutte de classe.

 

Lors de la fondation de l'Internationale, nous avons expressément proclamé que la devise de notre combat était : l'émancipation de la classe ouvrière sera l'œuvre de la classe ouvrière elle-même.

 

Nous ne pouvons donc marcher avec des gens qui expriment ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour se libérer eux-mêmes et qu'ils doivent donc être libérés d'abord par en haut, autrement dit par des grands et petits bourgeois philanthropes.

 

Si le nouvel organe du parti adoptait une orientation correspondant aux convictions politiques de ces messieurs, convictions bourgeoises et non prolétariennes, à notre grand regret, il ne nous resterait plus qu'à déclarer publiquement notre opposition à son égard et à rompre la solidarité que nous avons toujours maintenue jusqu'ici vis-à-vis du parti allemand en face de l'étranger. Cependant, nous espérons que les choses n'iront pas jusque-là.

 

Cette lettre est destinée à être communiquée à tous les cinq membres de la commission en Allemagne [115], ainsi qu'à Bracke. Rien ne s'oppose, du moins de notre part, à ce qu'elle soit également communiquée aux Zurichois.


 

 

Lettres à divers dirigeants
de 1879 à 1881

 

 

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Le parti a besoin avant tout d'un organe politique [116]. Et Höchberg est en fin de compte, dans le meilleur des cas, un personnage tout à fait non politique, même pas social-démocrate, mais social-philanthrope. Même d'après la lettre de Bernstein, le journal ne serait pas du tout politique, mais simplement de principes socialistes, autrement dit, dans de telles mains, il serait nécessairement une rêverie du socialisme, une continuation de la Zukunft. Un tel journal ne représente qu'un parti qui se réduirait à n'être plus que la queue de Höchberg et de ses amis, les socialistes de la chaire. Si les dirigeants du parti entendent placer ainsi le prolétariat sous la houlette de Höchberg et de ses amis vaseux, on peut concevoir que les ouvriers ne se laisseront pas faire. La désorganisation et les scissions seraient inévitables, et ce seraient Most et les braillards d'ici qui vivraient leur plus grand triomphe.

 

Dans ces circonstances (que j'ignorais totalement lorsque j'ai écrit ma dernière lettre), nous pensons que Hirsch a tout à fait raison lorsqu'il ne veut pas tremper dans tout cela. La même chose vaut pour Marx et moi. Notre accord de collaboration se rapportait à un véritable organe de parti, et ne pouvait donc s'appliquer qu'à lui, non à un organe privé de Monsieur Höchberg, même s'il est maquillé en organe de parti. Nous n'y collaborerons à aucune condition [117]. Marx et moi, nous vous prions donc expressément de bien vouloir veiller scrupuleusement à ce que nous ne soyons nommés nulle part comme étant des collaborateurs de ce journal.

 

 

Meilleurs remerciements pour vos nouvelles ainsi que celles de Fritzsche et de Liebknecht, qui nous permettent enfin d'avoir une claire vision d'ensemble de toute l'affaire [118].

 

Que d'emblée l'affaire n'ait nullement été aussi simple, c'est ce que démontrent les errements et les confusions à propos de Hirsch. Ils eussent été exclus si les camarades de Leipzig avaient d'emblée mis bon ordre à la prétention des Zurichois d'établir une censure [119]. Si cela avait été fait et si l'on en avait informé Hirsch, tout eût été réglé. Mais comme on ne l'a pas fait,. en comparant une nouvelle fois ce qui a été fait et ce qui a été omis, ce qui a été écrit maintenant et ce qui a été écrit auparavant, je ne peux qu'arriver à la conclusion que Höchberg n'avait pas tellement tort lorsqu'il affirmait que les Zurichois ne pensaient à la censure que pour Hirsch, celle-ci étant superflue pour Vollmar.

 

En ce qui concerne les assises financières du nouvel organe de presse, je ne m'étonne pas que vous preniez les choses autant à la légère : vous en êtes à votre première expérience en la matière. Mais Hirsch avait précisément une telle expérience pratique avec la Laterne, et nous qui avons déjà vu plusieurs fois ces transferts et même les avons faits nous-mêmes, nous ne pouvons que lui donner raison, s'il tient à ce que ce point soit sérieusement jaugé. La Freiheit, malgré toutes les contributions, termine son troisième trimestre avec un déficit de 100 livres sterling, soit 2 000 marks. Je n'ai pas connu un seul journal allemand à l'étranger qui ait pu tenir sans d'importants subsides. Ne vous laissez pas éblouir par les premiers succès. Les véritables difficultés du passage à la presse par contrebande ne se manifestent qu'au bout d'un certain temps, et ne font que croître avec le temps qui passe.

 

Ce que vous dites de l'attitude des députés et des chefs du parti en général à propos de la question des taxes douanières ne fait que confirmer chaque mot de notre lettre. Il était déjà assez grave que le parti, qui se vanta tant d'être supérieur aux bourgeois dans le domaine économique, se divise à ce point dès la première épreuve économique. Il n'en sait pas plus long sur ce sujet que les nationaux-libéraux qui, eux, pour leur lamentable effondrement, avaient du moins l'excuse qu'il s'agissait ici de véritables intérêts bourgeois. Mais c'est encore plus grave d'avoir laissé apparaître cette scission que d'être intervenu avec hésitation. S'il n'était pas possible de faire l'unanimité, il ne restait plus qu'une issue déclarer que cette affaire était purement bourgeoise ‑ ce qu'elle est au reste ‑ et refuser de voter [120]. Ce que l'on fait de pire, c'est de permettre à Kayser de tenir son lamentable discours et de voter pour le projet de loi en première lecture. C'est après ce vote seulement que Hirsch attaqua Kayser, et lorsque Kayser vota ensuite contre cette même loi en troisième lecture, cela n'arrangea pas les affaires pour lui, au contraire.

 

La résolution du congrès n'est pas une excuse [121]. Si le parti entend se laisser lier encore par toutes les résolutions de congrès prises dans le bon vieux temps où régnait la paix, il ne fait que se charger lui-même de chaînes. Le terrain juridique sur lequel un parti vivant évolue ne doit pas seulement être créé par le parti lui-même, il doit encore pouvoir être modifié de temps à autre. En rendant impossibles tous les congrès, donc la modification de toutes les vieilles résolutions de congrès, la loi antisocialiste détruit également toute force contraignante de ces résolutions. Un parti auquel on enlève la possibilité de prendre des résolutions ayant force d'obligation dans ses congrès n'a plus d'autre ressource que de chercher ses lois dans ses besoins vivants, toujours changeants. Mais s'il veut subordonner ces besoins aux résolutions antérieures, il creusera sa propre tombe.

 

Tel est l'aspect formel. Or, le contenu de cette résolution la rend plus caduque encore. Il est en contradiction, premièrement, avec le programme, puisqu'il permet d'accorder au gouvernement des impôts indirects, et deuxièmement, avec la tactique irréfragable du parti, puisqu'il permet d'accorder des rentrées fiscales à l'actuel gouvernement. Qui plus est, troisièmement, il signifie en clair : le congrès avoue qu'il n'est pas suffisamment éclairé sur la question du protectionnisme pour pouvoir prendre une résolution pour ou contre. Il se déclare donc incompétent et se borne, pour l'amour du cher public, à formuler des lieux communs qui ou bien ne veulent rien dire, ou bien se contredisent entre eux, ou enfin s'opposent au programme du parti ‑ et avec cela il est tout heureux de s'être débarrassé de l'affaire.

 

Et voilà que cette déclaration d'incompétence, avec laquelle, au temps de la paix sociale, on renvoyait à plus tard le règlement d'une question alors purement académique, devrait ‑ aujourd'hui où nous sommes en guerre ouverte, où la question est devenue brûlante ‑ avoir encore force contraignante pour tout le parti, jusqu'à ce qu'elle ait été abolie juridiquement par une résolution nouvelle, rendue aujourd'hui impossible ?

 

En tout cas, ce qui est sûr, c'est : quelle que soit l'impression que l'attaque de Hirsch contre Kayser ait pu produire sur les députés, ces attaques reflètent l'impression que l'intervention irresponsable de Kayser a faite sur les social-démocrates d'Allemagne aussi bien que de l'étranger. Et il faudrait tout de même se rendre compte enfin que l'on n'a pas seulement à défendre la réputation du parti à l'intérieur de ses quatre poteaux frontières, mais encore devant l'Europe et l'Amérique.

 

Cela m'amène au compte rendu d'activité. Le début en est bon, la suite habile ‑ si l'on veut ‑ en ce qui concerne le rapport sur les débats relatifs au protectionnisme, la dernière partie renferme de très désagréables concessions aux philistins allemands. Pourquoi toute cette partie ‑ tout à fait inutile ‑ sur la « guerre civile », pourquoi cette révérence devant l'« opinion publique » qui, en Allemagne, est toujours celle du buveur de bière petit-bourgeois ? Pourquoi effacer ici entièrement le caractère de classe du mouvement ? Pourquoi faire cette joie aux anarchistes ? Et, par-dessus le marché, toutes ces concessions sont parfaitement inutiles. Le philistin allemand est l'incarnation même de la lâcheté, il ne respecte que ce qui lui inspire frayeur [122]. Or, il tient pour son semblable celui qui veut se faire passer auprès de lui pour un agneau, et ne le respecte pas plus qu'il ne respecte ses semblables, autrement dit pas du tout. Or donc, maintenant que la tempête d'indignation des buveurs de bière philistins ‑ autrement dit de l'opinion publique ‑ s'est calmée comme chacun s'accorde à le reconnaître, et que la pression fiscale rend ces gens moroses, à quoi bon toute cette campagne à la guimauve ? Dommage que vous ne vous rendiez pas compte de son effet à l'étranger ! C'est une excellente chose que l'organe du parti soit rédigé par des camarades qui sont au milieu de l'action du parti. Cependant, s'ils vivaient seulement six mois à l'étranger, ils verraient d'un tout autre œil toute cette inutile humiliation de soi-même des députés du parti devant le philistin. La tempête qui submergea les socialistes français après la Commune était tout de même autrement grave que les clameurs qui se sont élevées autour de l'affaire Nobiling [123] en Allemagne. Et avec quelle fierté et quelle assurance les ouvriers français ont-ils réagi ! Vous n'y trouverez pas de telles faiblesses et de telles complaisances avec l'adversaire. Lorsqu'ils ne pouvaient pas s'exprimer librement, ils se taisaient, laissant les philistins hurler tout leur soûl. Ne savaient-ils pas que leur temps reviendrait bientôt ‑ et aujourd'hui il est là.

 

Ce que vous dites à propos de Höchberg [124], je veux bien le croire. Je n'ai absolument rien contre sa personne et sa vie privée. Je crois aussi que c'est seulement à la suite de la chasse contre les socialistes qu'il s'est rendu compte de ce qu'il ressentait au fond du cœur. Que cela soit bourgeois, et non prolétarien, c'est ce que j'ai ‑ sans doute vainement ‑ essayé de vous démontrer. Mais à présent qu'il s'est donné un programme, il faudrait vraiment admettre qu'il a la faiblesse d'un philistin allemand pour croire qu'il ne cherchera pas à le faire reconnaître aussi.. Höchberg avant et Höchberg après son article, ce sont deux hommes différents, du moins pour le parti.

 

Or voilà que je trouve dans le n° 5 du Sozial-demokrat une correspondance en provenance « de la Basse-Elbe », dans laquelle Auer prend ma lettre comme prétexte pour m'accuser ‑ sans toutefois me nommer ‑ de « semer la méfiance contre les camarades les plus éprouvés », autrement dit de les calomnier (car s'il ne s'agissait pas de calomnies, ce que je dis serait justifié). Non content de cela, il avance des mensonges aussi niais que sots sur des choses qui ne se trouvaient même pas dans ma lettre. À ce qu'il semble, Auer se figure que je veux quelque chose du parti. Or, vous savez bien que ce n'est pas moi, mais au contraire le parti qui réclame quelque chose de moi. Vous et Liebknecht, vous le savez : tout ce que j'ai demandé au parti, c'est de me laisser tranquille, afin que je puisse mener à terme mes travaux théoriques. Vous savez que, depuis les années 1860, on n'a cessé de me solliciter néanmoins d'écrire pour les organes du parti, et c'est aussi ce que j'ai fait, en écrivant toute une série d'articles et des brochures entières à la demande expresse de Liebknecht ‑ par exemple, La Question du logement et l'Anti-Dühriug. Je ne veux pas entrer dans les détails de toutes les amabilités que j'ai reçues, en échange, du parti ‑ par exemple, les agréables débats du congrès à cause de Dühring [125]. Vous savez également que, Marx et moi, nous avons de notre propre chef pris en charge la défense du parti contre les adversaires de l'extérieur depuis que le parti existe, et tout ce que nous avons demandé en échange, c'est que le parti ne devienne pas infidèle à lui-même.

 

Or, lorsque le parti me demande de collaborer à son nouvel organe ‑ le Sozial-demokrat ‑, il va de soi qu'il a pour le moins à faire en sorte qu'au cours des tractations je ne sois pas diffamé comme calomniateur dans ce même organe, et ce par l'un des copropriétaires de ce journal par-dessus le marché. Je ne connais pas de code de l'honneur littéraire ou d'autre chose avec lequel cela serait compatible ; je crois que même un reptile [126] ne le souffrirait pas. Je me vois donc obligé de vous demander :

 

1. Quelle satisfaction pouvez-vous me donner pour cette basse insulte que je n'ai en rien provoquée ?

 

2. Quelle garantie pouvez-vous m'offrir pour que cela ne se répète pas ?

 

Au reste, je veux simplement faire remarquer encore à propos des insinuations d'Auer que nous ne sous-estimons ici ni les difficultés avec lesquelles le parti doit lutter en Allemagne, ni l'importance des succès remportés malgré cela, ni l'attitude parfaitement exemplaire jusqu'ici de la masse du parti. Il va de soi que toute victoire remportée en Allemagne nous réjouit autant qu'une victoire remportée dans un autre pays, voire davantage, car le parti allemand ne s'est-il pas développé dès le début en s'appuyant sur nos conceptions théoriques ? Mais c'est pour cela aussi qu'il nous importe tant que l'attitude pratique du parti allemand, et notamment les manifestations publiques de la direction du parti, demeure en harmonie avec la théorie générale.

 

Certes, notre critique n'est pas agréable pour certains ; mais elle est préférable à tous les compliments faits sans aucun esprit critique ; en effet, le parti ne trouve-t-il pas un avantage à ce qu'il y ait à l'étranger quelques hommes qui, en dehors de l'influence des conditions locales et des détails embrouillés, puissent confronter de temps à autre ce qui se passe et se dit avec les principes théoriques valables pour tout le mouvement prolétarien moderne, afin de lui retransmettre l'impression que son action suscite à l'étranger ?

 

En ce qui concerne la question du protectionnisme douanier, votre lettre confirme exactement ce que j'avais dit [127]. Si les opinions étaient partagées, comme c'était le cas, il fallait précisément s'abstenir si l'on voulait tenir compte du fait que cette opinion était divisée. Sinon, on ne tenait compte que de l'opinion d'une fraction. Je ne vois pas pour quelles raisons vous avez préféré la fraction protectionniste à la fraction libre-échangiste. Vous dites qu'au Parlement on ne peut se cantonner dans une position purement négative. Or, en votant tous finalement contre la loi, vous aviez pourtant bien une attitude purement négative. Tout ce que je dis, c'est que l'on aurait dû savoir à l'avance ce qu'il fallait faire. On aurait dû agir en accord avec le vote final.

 

Les questions dans lesquelles les députés social-démocrates peuvent sortir d'une position purement négative sont extrêmement limitées. Ce ne sont que des questions dans lesquelles le rapport entre ouvriers et capitalistes est directement en jeu : législation de fabrique, journée de travail normale, responsabilité légale, paiement des salaires en marchandises, etc. Puis, en tout cas aussi, des améliorations en sens bourgeois qui représentent un progrès positif : unité de monnaie et de poids, système libéral, extension des libertés personnelles, etc. Mais on ne vous ennuiera certainement pas avec cela pour l'instant. Dans toutes les autres questions économiques, telles que protectionnisme, étatisation des chemins de fer, des assurances, etc., les députés social-démocrates devront toujours mettre en relief le point de vue décisif : ne rien voter qui puisse renforcer la puissance du gouvernement vis-à-vis du peuple. Or, cela sera d'autant plus facile à réaliser que les avis seront régulièrement partagés dans le parti, de sorte que l'abstention s'impose d'elle-même.

 

Ce que vous me dites de Kayser rend cette affaire encore plus grave. S'il se déclare en général pour le protectionnisme, alors pourquoi donc vote-t-il contre ? Mais s'il a étudié avec grand zèle ce sujet, comment peut-il voter en faveur de droits douaniers sur le fer ? Si ces études valent deux sous, elles auraient dû lui apprendre qu'il y a deux firmes sidérurgiques en Allemagne, la Dortmunder Union et la Königs- und Laurahütte, dont chacune est en mesure de couvrir tous les besoins intérieurs ; à côté d'eux, il existe encore de nombreuses petites firmes. Il est donc clair que le protectionnisme est pure absurdité dans ces conditions. La seule issue, c'est la conquête du marché extérieur, autrement dit : liberté absolue du commerce ou banqueroute. Les maîtres de forge ne peuvent souhaiter le protectionnisme que dans la mesure où, groupés en union, en conjuration, ils imposent des prix de monopole au marché intérieur, afin de jeter sur le marché extérieur le reste de leur production à des prix de dumping, comme ils le font au reste déjà d l'heure actuelle. C'est dans l'intérêt de ce cartel, de cette conjuration de monopolistes, que Kayser a parlé, et lorsqu'il a voté pour des droits douaniers sur le fer, il a voté aussi pour Hansemann de la Dortmunder Union et Bleichröder de la Königs- und Laurahütte, et ceux-ci rient sous cape en pensant à ce stupide social-démocrate, qui prétend en plus avoir étudié la question avec grand zèle.

 

Vous devez absolument vous procurer le livre de Rudolph Meyer, Politische Gründer in Deutschland. Vous ne pouvez vous faire un jugement sur les actuelles conditions de l'Allemagne si vous ne connaissez pas la documentation qui s'y trouve sur les escroqueries, le krach et la corruption politique de ces dernières années. Comment se fait-il que vous n'ayez pas exploité cette véritable mine pour notre presse à l'époque ? Cet ouvrage est naturellement interdit.

 

Voici les passages du compte rendu d'activité auxquels je pense surtout : 1. Celui où vous attribuez tant d'importance à la conquête de l'opinion publique ‑ quiconque aurait ce facteur contre lui serait paralysé, ce serait une question vitale que de transformer cette haine en SYMPATHIE. Comme s'il y avait un intérêt quelconque à avoir la sympathie de gens qui viennent de se conduire en lâches au moment de la « terreur [128] ». On n'a vraiment pas besoin d'aller si loin, surtout lorsque la terreur est passée depuis longtemps. 2. Celui où le parti, condamnant la guerre sous toutes ses formes (par conséquent aussi celle qu'il doit mener lui-même, et qu'il mène qu'il le veuille ou non), prétend avoir pour objectif la fraternité universelle des hommes (ce qu'affirment en paroles tous les partis, mais ne pratiquent jamais dans la réalité immédiate, puisque nous-mêmes nous ne voulons pas de fraternisation avec les bourgeois tant qu'ils veulent rester des bourgeois), et ne veut pas la guerre civile (donc pas même le cas où la guerre civile est le seul moyen d'atteindre cet objectif !).

 

Cette phrase peut également être interprétée comme si le parti condamnait toute effusion de sang quelle qu'elle soit, de sorte qu'il rejette toute prise de sang, toute amputation d'un membre gangreneux ou toute vivisection scientifique. Mais qu'est-ce donc que de pareils discours ! Je ne demande pas que vous parliez « scientifiquement », je ne reproche pas non plus à votre compte rendu d'être trop peu parlant ‑ au contraire : il dit trop de choses qu'il eût mieux valu laisser de côté. La partie qui suit est bien meilleure...

 

La venue des petits-bourgeois et des paysans est certes le signe d'un progrès gigantesque du mouvement, mais aussi un danger pour lui, dès lors que l'on oublie que ces gens sont obligés de venir, et ne viennent que parce qu'ils sont obligés. Leur venue est la preuve que le prolétariat est en réalité devenu la classe dirigeante. Mais comme ils viennent avec des conceptions et des revendications petites-bourgeoises et paysannes, il ne faut pas oublier que le prolétariat galvauderait son rôle historique dirigeant s'il faisait des concessions à ces idées et à ces revendications.

 

 

Dans le n° 10 du Sozial-demokrat se trouve une « Rétrospective historique de la presse », dont l'auteur est indubitablement l'une de nos trois étoiles [129]. On y lit : ce ne peut être qu'un honneur pour les social-démocrates d'être comparés à de fins littérateurs tels que Gutzkow et Laube, c'est-à-dire des gens qui, bien avant 1848, ont enterré le dernier reste de leur caractère politique, s'ils n'en ont jamais eu un. En outre : « Les événements de 1848 devaient arriver ou bien avec toutes les bénédictions de la paix, si les gouvernements avaient tenu compte des revendications formulées par la génération d'alors, ou bien ‑ étant donné qu'ils ne le firent pas ‑ il ne restait, HÉLAS, aucune autre issue que la révolution violente. »

 

Il n'y a pas de place pour nous dans un journal où il est possible de regretter littéralement la révolution de 1848, qui en fait ouvrit la voie à la social-démocratie. Il ressort clairement de cet article et de la lettre de Höchberg que la triade élève la prétention de mettre leurs conceptions socialistes petites-bourgeoises, clairement formulées pour la première fois dans les Annales, sur un pied d'égalité avec la théorie prolétarienne dans le Sozial-demokrat qu'ils dirigent. Et je ne vois pas comment, vous autres de Leipzig, vous pouvez l'empêcher sans une rupture formelle, maintenant que les choses sont à ce point engagées sur cette pente. Vous reconnaissez, avant comme après, ces gens comme vos camarades de parti. Nous ne le pouvons pas. L'article des Annales nous sépare de manière tranchée et absolue de ces gens-là. Nous ne pouvons même pas négocier avec eux, tant qu'ils prétendent appartenir au même parti que nous. Les points dont il s'agit ici sont des points sur lesquels il n'y a plus à discuter dans un parti prolétarien. Les mettre en discussion au sein du parti signifie remettre en question tout le socialisme prolétarien.

 

En fait, il vaut mieux aussi que nous ne collaborions pas dans ces circonstances. Nous ne cesserions d'élever des protestations et serions obligés, d'ici quelques semaines, de déclarer publiquement notre départ.

 

Cela nous fait beaucoup de peine que nous ne puissions être à vos côtés de manière inconditionnelle à l'heure de la répression. Aussi longtemps que le parti est resté fidèle à son caractère prolétarien, nous avons laissé de côté toutes les autres considérations. Mais il n'en est plus de même à présent que les éléments petits-bourgeois que l'on a accueillis affirment clairement leurs positions [130]. Dès lors qu'on leur permet d'introduire en contrebande dans l'organe du parti allemand leurs idées petites-bourgeoises, on nous barre tout simplement l'accès à cet organe [131].


 

 

Formation du parti
de type moderne

 

 

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Je te renvoie ci-inclus la lettre de Höchberg. Il n'y a rien à tirer de cet homme. À l'en croire, c'est par vanité que nous n'avons pas voulu travailler en compagnie des gens de la Zukunft dont le tiers nous était totalement inconnu et un autre bon tiers était de fieffés socialistes petits-bourgeois. Et il appelait cela une revue « scientifique » ! Et, par-dessus le marché, Höchberg s'imagine qu'elle a fait « œuvre de clarification ». En témoigne son propre esprit si remarquablement clair qu'aujourd'hui encore ‑ en dépit de tous mes efforts ‑ il n'est pas parvenu à saisir la différence entre socialisme prolétarien et petit-bourgeois. Toutes les divergences sont des « malentendus » à ses yeux, comme ce fut le cas pour les larmoyants démocrates en 1848, à moins qu'il s'agisse de conclusions « trop hâtives ». Bien sûr, toute conclusion est trop hâtive lorsqu'elle tire un sens déterminé du bavardage de ces messieurs. Ne disent-ils pas seulement telle chose, mais encore si possible le contraire également ?

 

Au reste, l'histoire poursuit son chemin, sans se préoccuper de ces philistins de la sagesse et de la modération. En Russie, les choses doivent maintenant éclater d'ici quelques mois. Ou bien c'est l'effondrement de l'absolutisme, et alors c'est un tout autre vent qui soufflera sur l'Europe après la ruine de la grande réserve de la réaction. Ou bien, au contraire, il y aura une guerre européenne qui enterrera aussi l'actuel parti allemand dans l'inévitable lutte pour l'existence nationale de chaque peuple. Une telle guerre serait le plus grand malheur pour nous, et elle pourrait nous rejeter vingt ans en arrière. Mais le nouveau parti qui en surgirait finalement tout de même dans tous les pays européens serait débarrassé de toutes les réticences et mesquineries qui, actuellement, entravent partout le mouvement.

 

Je crains que nos amis en Allemagne ne se trompent sur le mode d'organisation qu'il faut maintenir en place dans les circonstances actuelles [132]. Je n'ai rien à redire à ce que les membres élus du Parlement se mettent à la tête s'il n'y a pas d'autre direction. Mais on ne peut exiger et encore moins réaliser la stricte discipline que l'ancienne direction élue du parti exigeait pour les besoins déterminés. C'est d'autant moins possible que, dans les circonstances actuelles, il n'y a plus de presse et de rassemblements de masse. Plus l'organisation sera lâche en apparence, plus elle sera ferme en réalité.

 

Mais, au lieu de cela, on veut maintenir le vieux système : la direction du parti décide de manière définitive (bien qu'il n'y ait pas de congrès pour la corriger ou, si nécessaire, pour la démettre), et quiconque attaque quelqu'un de la direction devient un hérétique. Dans tout cela, les meilleurs éléments savent fort bien qu'il y a en son sein pas mal d'incapables et même des gens douteux. En outre, ils doivent être tout à fait bornés pour ne pas s'apercevoir que, dans leur organe, ce ne sont pas eux qui exercent le commandement, mais ‑ grâce à sa bourse ‑ Höchberg, ainsi que ses compères, les philistins Schramm et Bernstein.

 

À mon avis, le vieux parti avec toute son organisation précédente est au bout du rouleau.

 

Si le mouvement européen, comme on peut s'y attendre, reprenait bientôt sa marche, alors la grande masse du prolétariat allemand y entrera ; ce seront alors les 500 000 hommes de l'an 1878 [133] qui formeront la masse du noyau formé et conscient ; mais alors l'« organisation ferme et rigoureuse » deviendra une entrave, qui certes pourrait arrêter une voiture, mais est impuissante contre une avalanche.

 

Et, avec cela, les gens font toutes sortes de choses qui sont tout à fait propres à faire éclater le parti. Premièrement, le parti doit continuer d'entretenir tous les vieux agitateurs et journalistes en leur mettant sur le dos une grande quantité de journaux dans lesquels il n'y a rien d'écrit, sinon ce que l'on peut lire dans n'importe quelle feuille de chou bourgeoise. Et l'on voudrait que les ouvriers tolèrent cela à la longue ! Deuxièmement, ils interviennent au Reichstag et à la Diète de Saxe avec tant de mollesse qu'ils font honte à eux-mêmes et au parti dans le monde entier, en faisant des propositions « positives » aux gouvernements qui savent mieux qu'eux comment il faut régler les questions de détail, etc. Et c'est ce que les ouvriers, qui ont été déclarés hors la loi et sont livrés pieds et poings liés à l'arbitraire de la police, devraient considérer comme leur représentation véritable ! Troisièmement, il y a le philistinisme petit-bourgeois du Sozial-demokrat qu'ils approuvent. Dans chacune de leurs lettres, ils nous déclarent que nous ne devons pas croire tous ces rapports qui parlent de scissions ou de divergences éclatant au sein du parti, alors que tous ceux qui arrivent d'Allemagne nous assurent que les camarades ont été jetés dans la plus grande confusion par ce comportement des chefs et ne sont pas du tout d'accord avec eux. C'est tout à fait dans la nature de nos ouvriers qui nous donnent une magnifique preuve de leur valeur, car rien ne serait possible autrement. Le mouvement allemand a cette particularité que toutes les erreurs de la direction sont sans cesse corrigées par les masses, et cette fois-ci ce sera encore la même chose [134].

 

En Allemagne, après trois années de persécutions inouïes, d'une pression continuelle, d'impossibilité absolue de s'organiser publiquement et même tout simplement de s'entendre, nos hommes non seulement sont là avec la même force qu'auparavant, mais sont encore plus forts [135]. Et ils se renforcent précisément sur un fait essentiel : le centre du mouvement est transféré des districts semi-ruraux de Saxe vers les grandes villes industrielles.

 

La masse de nos partisans en Saxe se compose d'artisans tisseurs qui sont voués au déclin par le métier à vapeur et ne continuent de végéter qu'en adjoignant à leur salaire de famine des occupations domestiques (jardinage, ciselage de jouets, etc.). Ce ne sont donc pas des représentants nés du socialisme révolutionnaire au même degré que les ouvriers de la grande industrie. Ils n'en sont pas pour autant par nature réactionnaires (comme, par exemple, les derniers tisserands à main le sont finalement devenus ici, en constituant le noyau des Ouvriers conservateurs), mais à la longue ils sont incertains, et ce en raison de leur atroce situation de misère, qui les rend moins capables de résister que les citadins, et de leur dispersion qui permet plus aisément de les faire passer sous le joug politique que les habitants des grandes villes. Après avoir lu les faits rapportés dans le Sozial-demokrat [136], on peut effectivement être étonné de l'héroïsme avec lequel ces pauvres diables ont pu résister encore en si grand nombre.

 

Cependant, ils ne forment pas le véritable noyau d'un grand mouvement ouvrier à l'échelle nationale. Leur misère les rend dans certaines circonstances ‑ comme de 1865 à 1870 ‑ plus rapidement réceptifs aux idées socialistes que les gens des grandes villes. Quiconque est en train de se noyer s'accroche à n'importe quel fétu de paille et ne peut attendre jusqu'à ce que le navire quitte la rive pour apporter du secours. Or le navire, c'est la révolution socialiste, et le fétu de paille, le protectionnisme et le socialisme d'État. Il est caractéristique que, dans ces régions, il n'y a pratiquement que des conservateurs qui aient une chance de nous battre. Et si, à l'époque, Kayser a pu faire une telle idiotie lors du débat sur le protectionnisme, cela provenait des électeurs, notamment ceux de Kayser, comme Bebel lui-même me l'a écrit.

 

Maintenant, tout est différent. Berlin, Hambourg, Breslau, Leipzig, Dresde, Mayence, Offenbach, Barmen, Elberfeld, Solingen, Nuremberg, Francfort-sur-le-Main, Hanau, outre Chemnitz et les districts des Monts des géants, tout cela donne une tout autre base. La classe révolutionnaire, de par sa situation économique, est devenue le noyau du mouvement. En outre, le mouvement s'étend uniformément à toute la partie industrielle de l'Allemagne, alors qu'il se limitait auparavant à quelques centres strictement localisés : il s'étend à présent seulement à l'échelle nationale, et c'est ce qui effraie le plus les bourgeois.

 

 

Les nouvelles sur les incidents à propos des « chefs » en Allemagne nous ont vivement intéressées [137]. Je n'ai jamais caché qu'à mon avis les masses étaient bien meilleures en Allemagne que messieurs les chefs, surtout depuis que, grâce à la presse et à l'agitation, le parti est devenu une vache à lait qui les approvisionne en bon beurre, et même depuis que Bismarck et la bourgeoisie ont subitement tué cette vache. Les mille existences qui ont été ruinées subitement de ce fait ont le malheur personnel de n'être pas lancées dans une situation directement révolutionnaire, mais d'être frappées d'interdit et mises au ban. Autrement, nombre de ceux qui crient misère seraient déjà passés dans le camp de Most ou trouveraient que le Sozial-demokrat n'est pas assez violent. La plus grande partie d'entre eux sont restés en Allemagne et se sont fixés dans des localités passablement réactionnaires où ils sont mis au ban du point de vue social, mais dépendent des philistins pour leur subsistance et sont en grande partie gangrenés par le philistinisme lui-même. Il n'est pas étonnant que, sous la pression du philistinisme, il leur vint l'idée folle ‑ en réalité tout à fait absurde ‑qu'ils pourraient y changer quelque chose en étant dociles. Or, l'Allemagne est un pays absolument infâme pour ceux qui n'ont pas une grande force de caractère [138]. L'étroitesse et la mesquinerie des conditions civiles aussi bien que politiques, l'ambiance des petites villes, et même des grandes, les petites chicanes qui se renouvellent sans cesse dans la lutte avec la police et la bureaucratie, tout cela use et lasse au lieu d'inciter à la fronde ‑ et c'est ainsi que, dans la « grande chambre d'enfants [139] », nombreux sont ceux qui deviennent eux aussi puérils. De petites conditions produisent de mesquines conceptions, et il faut déjà beaucoup d'intelligence et d'énergie à celui qui vit en Allemagne pour être capable de voir au-delà du cercle tout à fait immédiat et garder en vue l'enchaînement général des événements historiques, sans tomber dans l' « objectivité » satisfaite qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez et ne représente que le subjectivisme le plus borné qui soit, même si des milliers de tels sujets le partagent.

 

Tout naturel que fût donc le surgissement de cette orientation qui cache son manque de compréhension et de volonté de résistance par une « objectivité superintelligente », il faut la combattre avec énergie. Et c'est là où la masse des ouvriers offre le meilleur point d'appui. En effet, les ouvriers sont à peu près les seuls à vivre dans des conditions modernes en Allemagne, toutes leurs petites et grandes misères trouvent leur centre dans la pression du capital. Tandis que tous les autres combats, tant politiques que sociaux, sont mesquins et misérables, et ne tournent qu'autour de fripouilleries, leur combat à eux est le seul qui soit de grande envergure, le seul qui soit à la hauteur de notre époque, le seul qui ne démoralise pas les combattants, mais leur injecte sans cesse une énergie nouvelle. Plus vous chercherez donc vos correspondants parmi les ouvriers authentiques et non encore devenus des « chefs », plus vous aurez de chance d'opposer un contrepoids à l'hypocrisie dominante.

 

Je viens d'écrire à Liebknecht à cause de ses discours à la Diète [140] ; en réponse, il m'a écrit qu'il s'agissait de « tactique » (or, cette tactique, je l'avais précisément définie comme constituant un obstacle à notre collaboration ouverte) et que désormais on parlerait autrement au Reichstag. Pour ta part certes tu l'as fait, mais que faut-il penser de cette façon de parler de Liebknecht sur l'« honnêteté du chancelier impérial » ! Il peut l'avoir pensé ironiquement, mais cela ne se voit pas dans le compte rendu, et comment la presse bourgeoise a exploité cela ! Je n'ai pas répondu à sa dernière lettre, cela ne servirait à rien. Mais Kautsky lui-même nous dit que Liebknecht écrit partout, par exemple en Autriche, que Marx et moi nous sommes entièrement d'accord avec lui et souscrivons à sa « tactique », et on le croit. Cela ne peut pas durer éternellement comme cela...

 

Je comprends très bien que les doigts vous démangent, puisque tout se développe si avantageusement pour nous en Allemagne et que vous ne pouvez pas y contribuer, ayant les mains liées. Mais cela n'est pas nuisible. En Allemagne, on a attribué une importance trop grande à la propagande ouverte (Viereck en est un exemple frappant : il était tout à fait abattu parce qu'il n'était plus possible de faire publiquement de la propagande), mais on s'est trop peu préoccupé de la force motrice véritable des événements historiques. Ce ne peut être qu'un avantage que nous trouvions une correction dans l'expérience pratique. Les succès que nous n'engrangeons pas maintenant ne sont pas perdus pour autant. Seuls les événements peuvent secouer et réveiller les masses populaires indifférentes et passives, et même s'il est vrai que la conscience de ces masses secouées reste encore terriblement confuse dans les circonstances actuelles, le mot rédempteur n'en éclatera que plus violemment, et l'effet sur l'État et la bourgeoisie n'en sera que plus drastique lorsque les 600 000 voix tripleront subitement, lorsque, en plus de la Saxe, toutes les grandes villes et les districts industriels nous reviendront, et que les ouvriers agricoles aussi seront placés dans une situation où ils commenceront à nous comprendre.

 

Il vaut beaucoup mieux que nous arrachions la conquête des masses d'un seul coup plutôt que progressivement, par la propagande publique qui, dans les circonstances actuelles, se calmerait bientôt de nouveau.

 

Dans les circonstances présentes, les hobereaux, les curés et les bourgeois ne peuvent pas nous permettre de leur saper les fondations sous les pieds, et c'est aussi bien qu'ils le fassent eux-mêmes. Le temps reviendra bientôt où un autre vent soufflera. En attendant, vous avez à subir ces épreuves dans votre propre chair et à subir les infamies du gouvernement et des bourgeois, et ce n'est pas drôle. Seulement n'oubliez pas une seule des saletés que l'on aura faites à vous et aux vôtres, le temps de la vengeance viendra et elle devra être consciencieusement exécutée.

 

 

C'est une falsification purement intéressée des bourgeois de l'école de Manchester que de qualifier toute immixtion de l'État dans la libre concurrence de « socialisme » : protection douanière, organisation d'associations, monopole du tabac, nationalisation de branches d'industrie, commerce maritime, manufacture royale de porcelaine [141]. C'est ce que nous devons critiquer, mais non croire. Si nous y croyons et fondons là-dessus nos analyses théoriques, nous partons des mêmes prémisses que ces bourgeois, à savoir la simple affirmation que ce prétendu socialisme n'est rien d'autre que, d'une part, une réaction féodale et, d'autre part, un prétexte pour extorquer de l'argent, en ayant, en outre, l'intention de transformer des prolétaires aussi nombreux que possible en stipendiés et fonctionnaires dépendants de l'État ; autrement dit, d'organiser également une armée de travailleurs aux côtés de l'armée disciplinée de soldats et de fonctionnaires [142]. Remplacer les inspecteurs de fabrique par des fonctionnaires hiérarchisés de l'État et appeler cela socialisme, c'est vraiment très beau ! Mais c'est à quoi on en arrive si l'on croit ce que disent les bourgeois ‑ qui au reste n'y croient pas eux-mêmes, mais ne font que semblant ‑, à savoir que État = socialisme.

 

Par ailleurs, je trouve que la ligne générale que vous comptez donner à votre journal correspond en gros à ce que nous pensons ; je me réjouis aussi de ce que, ces derniers temps, vous ne faites plus un tel abus du mot révolution. Cela allait très bien au début, après les terribles compromissions de 1880 ; mais il vaut mieux ‑ même vis-à-vis de Most ‑ se garder d'employer les grandes phrases. On peut exprimer des idées révolutionnaires sans lancer constamment à la face du lecteur le mot de « révolution ». Ce pauvre Most est, de toute façon, complètement fou, il ne sait plus à quoi se rattacher, et voici que le succès remporté par Fritzsche et Viereck en Amérique lui enlève le dernier souffle de vent dans les voiles [143].

 

 

Avant-hier, Singer est venu me rendre visite, et j'ai appris de lui que la boîte aux lettres était toujours bonne [144]. Je n'en étais pas sûr, étant donné que je ne l'ai pas utilisée depuis quelque temps. Il avait des hésitations sur un autre point. Il fait partie de ceux qui voient dans l'étatisation une mesure en quelque sorte à moitié socialiste ou du moins préparant le socialisme, et qui ont donc un engouement secret pour la protection douanière, le monopole du tabac, la nationalisation des chemins de fer, etc. Ce sont là des foutaises qui ont été héritées de l'adversaire par certains des nôtres qui n'ont su mener la lutte contre des théories du libre-échange des Manchestériens que sous un seul angle. Ces foutaises trouvent, en outre, un grand écho chez les éléments studieux, venus de la bourgeoisie, parce qu'elles leur permettent dans les discussions de répondre plus facilement à leurs interlocuteurs bourgeois et « cultivés ».

 

Vous avez discuté récemment de ce point à Berlin, et comme il me l'a dit, son point de vue ne l'a pas emporté, heureusement. Nous ne devons pas nous couvrir de honte du point de vue politique et économique, en prenant de tels égards. Je me suis efforcé de lui faire comprendre : 1. qu'à notre avis la protection douanière est une mesure tout à fait erronée pour l'Allemagne (pas pour l'Amérique, en revanche) parce que notre industrie s'est développée sous le régime du libre-échange, devenant ainsi capable d'exporter ; or, pour maintenir cette capacité d'exportation il lui faut absolument la concurrence des produits semi-fabriqués étrangers sur le marché intérieur ; son industrie sidérurgique produit deux fois plus que les besoins intérieurs et n'utilise donc la protection douanière que contre le marché intérieur, comme le prouve par ailleurs le fait qu'elle vend à vil prix à l'extérieur ; 2. que le monopole du tabac est une étatisation si minime qu'il ne peut même pas nous servir d'illustration dans un débat, et qu'en outre je peux m'en ficher complètement que Bismarck le réalise ou non, étant donné que cela ne peut que tourner finalement à notre avantage ; 3. que la nationalisation des chemins de fer ne sert que les actionnaires qui vendent leurs actions au-dessus de leur valeur, mais absolument pas nous, parce que nous viendrons rapidement à bout des quelques grandes compagnies ferroviaires, dès que nous aurons l'État en main ; que les sociétés par actions nous ont déjà démontré jusqu'à quel point les bourgeois en tant que tels sont superflus, puisque toute la gestion est assurée par des employés salariés, et que les nationalisations n'apportent aucune preuve nouvelle à ce sujet [145]. Singer s'est cependant trop fait à cette idée, et n'a été d'accord que pour reconnaître que, du point de vue politique, la seule position correcte était d'avoir une attitude de rejet.

 

 

Les cinq numéros du Sozial-demokrat parus depuis le début de l'année témoignent d'un important progrès [146]. C'en est fini du ton de désespoir de l' « homme battu » et du philistinisme grandiloquent qui le complète, de la docilité petite-bourgeoise alternant avec de grandes phrases révolutionnaires à la Most, enfin de l'éternelle préoccupation du socialisme petit-bourgeois et anarchisant. Le ton est devenu alerte et conscient ; le journal ne cherche plus à arrondir les angles, et s'il reste comme il est, il servira à tenir le moral de nos gens en Allemagne.

 

Étant donné que vous avez La Nouvelle Gazette rhénane, vous feriez bien de la lire de temps à autre. C'est précisément le dédain et les sarcasmes avec lesquels nous traitions nos adversaires qui, dans les six mois précédant la proclamation de l'état de siège, nous rapportèrent dans les six mille abonnés, et bien que nous ayons dû recommencer en novembre à partir de zéro, nous avions atteint de nouveau ce chiffre et même plus en mai 1849. La Gazette de Cologne vient d'avouer qu'elle-même n'en avait que neuf mille à l'époque.

 

Comme vous semblez manquer de feuilletons, vous pourriez reproduire, par exemple, le poème « Ce matin j'ai fait le voyage pour Düsseldorf » du n° 44, ou bien : « Un bouffeur de socialiste de 1848 », de La Nouvelle Gazette rhénane du 14 juillet 1848, dont l'auteur est Georg Weerth (mort à La Havane en 1856). En avant donc !

 

Nous avons été très ennuyés d'apprendre que vous avez manifesté le désir de quitter le journal [147]. Nous ne voyons absolument pas de raison pour que vous quittiez ce poste, et nous serions très heureux si vous reveniez sur votre décision. Vous avez rédigé le journal avec talent dès le début et vous lui avez donné le ton qu'il fallait, tout en développant l'esprit d'ironie nécessaire. Dans la direction d'un journal, ce qui importe ce n'est pas tant l'érudition que la rapidité avec laquelle on saisit sur-le-champ la question par le bout qu'il faut, et c'est ce que vous avez presque toujours fait avec bonheur. Cela, Kautsky, par exemple, ne saurait pas le faire, lui qui a toujours des points secondaires à considérer, ce qui peut être une fort bonne chose pour d'assez longs articles de revue, mais non pour un journal où il faut se décider très vite. Il ne faut pas que, dans un journal de parti, on ne voie plus la forêt à force de regarder les arbres. Certes, à côté de vous, Kautsky serait très bien, mais tout seul je crains que ses scrupules de conscience théoriques ne l'empêchent trop souvent d'avancer le point d'attaque décisif aussi directement qu'il le faut dans le Sozial-demokrat. Je ne vois donc pas qui pourrait vous remplacer en ce moment et tant que Liebknecht sera en prison [148]. De toute façon, il serait absurde qu'il aille à Zurich si ce n'est pas absolument nécessaire, car sa présence est plus utile au Reichstag. Vous voyez bien que vous devez rester, que vous le vouliez ou non.

 

Si nous ne sommes pas encore entrés en scène directement, notamment dans le Sozial-demokrat, ce n'est pas, soyez-en sûr, à cause de la manière dont vous en avez dirigé jusqu'ici la rédaction. Au contraire. Cela tient précisément aux faits qui se sont produits au commencement (aussitôt après la promulgation de la loi antisocialiste [149] et aux manifestations qui ont eu lieu en Allemagne. Certes, on nous a promis que cela ne se reproduirait plus, que l'on exprimerait sans ambages le caractère révolutionnaire du parti et qu'on saurait le lui conserver. Mais nous voulions le voir. Nous avons si peu la certitude (bien au contraire) de l'esprit révolutionnaire de plusieurs de ces messieurs que nous serions très désireux que l'on nous communique les comptes rendus sténographiques de tous les discours tenus par nos députés. Après que vous les aurez utilisés, vous pourriez nous les envoyer pour quelques jours, et je me porte garant de ce qu'on vous les renverra rapidement. Cela contribuera à déblayer les derniers obstacles qui subsistent encore entre nous et le parti en Allemagne ‑ non pas de notre faute. Cela entre nous.

 

 

Parti et révolution violente

 

 

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L'ensemble des philistins libéraux a eu un tel respect de nous (à la suite de l'attitude exemplaire des social-démocrates durant la période au cours de laquelle leurs activités socialistes étaient interdites, donc illégales et clandestines, en raison de la loi antisocialiste) qu'ils se mettent à crier d'une seule voix, : oui, si les social-démocrates veulent se placer sur le terrain légal et abjurer la révolution, alors nous serons pour l'abolition immédiate de la loi antisocialiste [150]. Il ne fait donc aucun doute que l'on vous fera cette proposition au Reichstag. La réponse que vous ferez est très importante ‑ non pas tant pour l'Allemagne, où nos braves camarades l'ont déjà donnée au cours des élections, que pour l'étranger. Une réponse docile anéantirait aussitôt l'effet énorme produit par les élections.

 

La question se pose en ces termes, à mon avis :

 

Tout l'état politique en vigueur actuellement en Europe est le fruit de révolutions. Partout, le terrain constitutionnel, le droit historique et la légitimité ont été mille fois violés, voire totalement bouleversés. Toutefois, il est dans la nature de tous les partis, c'est-à-dire des classes, parvenus au pouvoir d'exiger que l'on reconnaisse désormais le droit nouveau, créé par la révolution, voire qu'on le tienne pour sacré. Le droit à la révolution a existé ‑ sinon ceux qui règnent actuellement n'auraient plus aucune justification légale ‑, mais il ne devrait plus exister dorénavant, à les en croire.

 

En Allemagne, l'ordre en vigueur repose sur la révolution qui a commencé en 1848 et s'acheva en 1866. L'année 1866 connut une révolution totale. Comme la Prusse n'est devenue une puissance que par les trahisons et guerres contre l'Empire allemand, en s'alliant avec l'étranger (1740, 1756, 1795), l'Empire prusso-allemand n'a pu s'instaurer que par le renversement violent de la Ligue allemande et la guerre civile. Il ne sert de rien, en l'occurrence, d'affirmer que les autres se seraient rendus coupables de violation des traités d'alliance : les autres affirment le contraire. Jamais encore une révolution n'a manqué du prétexte de légalité : cf. la France de 1830, où le roi Charles X aussi bien que la bourgeoisie affirmaient, chacun de leur côté, avoir la légalité de son côte. Mais suffit, la Prusse provoqua la guerre civile, et donc la révolution. Après la victoire, elle renversa trois trônes « de droit divin » et annexa des territoires, parmi lesquels celui de l'ex-ville libre de Francfort. Si cela n'est pas révolutionnaire, je me demande ce que ce mot signifie. Non contente de cela, elle confisqua la propriété privée des princes qu'elle venait ainsi de chasser. Elle reconnut elle-même que cela n'était pas légal, mais bien révolutionnaire, en faisant approuver cet acte après coup par une assemblée ‑ le Reichstag ‑ qui n'avait pas plus le droit de disposer de ce fonds que le gouvernement.

 

L'Empire prusso-allemand, en tant qu'achèvement de la Ligue de l'Allemagne du Nord créée par la force en 1866, est un produit parfaitement révolutionnaire. Je ne m'en plains pas. Ce que je reproche à ceux qui l'ont fait, c'est de n'avoir été que de piètres révolutionnaires, de ne pas avoir été encore plus loin, en annexant directement l'Allemagne entière à la Prusse. Or, quiconque opère avec le fer et le sang, renverse des trônes, avale des États entiers et confisque des biens privés, ne doit pas condamner d'autres hommes parce que révolutionnaires. Si le parti a le simple droit d'être ni plus ni moins révolutionnaire que le gouvernement de l'Empire, il dispose de tout ce dont il a besoin.

 

Récemment, on affirmait officieusement : la constitution de l'Empire n'est pas une convention entre les princes et le peuple. Ce n'était qu'un accord entre les princes et les villes libres qui pouvait à tout instant être révoqué et remplacé par un autre. Les organes gouvernementaux qui enseignaient cette théorie demandaient en conséquence le droit, pour les gouvernements, de renverser la constitution impériale. On n'a fait aucune loi d'exception, ni entrepris aucune poursuite contre eux. Bien, nous ne réclamons pas plus pour nous dans le cas extrême que ce que l'on demande ici pour les gouvernements.

 

Le duc de Cumberland est l'héritier légitime incontesté du trône de Brunswick. Le roi de Prusse n'a pas d'autre droit de siéger à Berlin que le droit que Cumberland revendique au Brunswick. Pour ce qui est du reste, Cumberland ne peut le revendiquer qu'après qu'il a pris possession de sa couronne juridiquement légitime. Mais le gouvernement révolutionnaire de l'Empire allemand l'empêche d'en prendre possession par la violence. Nouvel acte révolutionnaire.

 

Comment cela se passe-t-il pour les partis ?

 

En novembre 1848, le parti conservateur a violé, sans hésitation aucune, la législation à peine créée en mars. De toute façon, il ne reconnut l'ordre constitutionnel que comme étant tout à fait provisoire, et se fût rallié avec enthousiasme à tout coup d'État de la part des forces absolutistes et féodales.

 

Le parti libéral de toutes nuances a participé à la révolution de 1848 à 1866, et même aujourd'hui n'admettrait pas qu'on lui déniât le droit de s'opposer par la force à un renversement violent de la constitution [151].

 

Le centre reconnaît l'Église comme puissance suprême, au-dessus de l'État, celle-ci pourrait donc lui faire un devoir d'effectuer une révolution.

 

Et ce sont là les partis qui nous demandent, à nous seuls de tous les partis, que nous proclamions vouloir renoncer dans tous les cas à l'emploi de la violence et de nous soumettre à n'importe quelle pression et violence, non seulement lorsqu'elle est légale dans la forme ‑ légale au jugement de nos adversaires ‑, mais même lorsqu'elle est directement illégale ?

 

Nul parti n'a jamais renié le droit à une résistance armée dans certaines circonstances, à moins de mentir. Nul n'a jamais renoncé à ce droit extrême.

 

Mais s'il s'agit de discuter des circonstances dans lesquelles un parti se réserve ce droit, alors la partie est gagnée. On passe alors de cent à mille circonstances. Notamment celui d'un parti que l'on proclame privé de droits, et qui par décision d'en haut est directement poussé à la révolution. Une telle déclaration de mise hors la loi peut être renouvelée d'un jour à l'autre, et nous venons tout juste d'en subir une. Il est proprement absurde de demander à un tel parti une déclaration aussi inconditionnelle.

 

Pour le reste, ces messieurs peuvent être tranquilles. Dans les conditions militaires actuelles, nous ne déclencherons pas l'action les premiers, tant qu'il y a encore une puissance militaire contre nous : nous pouvons attendre jusqu'à ce que la puissance militaire cesse d'être une puissance contre nous. Toute révolution qui a lieu avant, même si elle triomphait, ne nous hisserait pas au pouvoir, mais les bourgeois, les radicaux, c'est-à-dire les petits-bourgeois.

 

Au reste, les élections ont montré que nous n'avons rien à attendre de la conciliation, c'est-à-dire de concessions faites à notre adversaire. Ce n'est qu'en opposant une fière résistance que nous avons inspiré le respect et sommes devenus une puissance. On respecte uniquement la puissance, et tant que nous en serons une, le philistin nous respectera. Quiconque lui fait des concessions se fait mépriser par lui, et n'est déjà plus une puissance. On peut faire sentir une main de fer dans un gant de velours, mais il faut la faire sentir. Le prolétariat allemand est devenu un puissant parti, que ses représentants s'en montrent dignes !

 

 

Parti de masse

 

 

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Pour la première fois dans l'histoire, un parti ouvrier, solidement soudé, apparaît (en Allemagne) comme une véritable puissance politique [152]. Il est né et a grandi sous les persécutions les plus dures, a conquis de haute lutte une position après l'autre, s'est libéré de tout philistinisme dans le pays le plus philistin d'Europe, comme il s'y est libéré de tout chauvinisme dans le pays le plus assoiffé de victoires. C'est une puissance dont l'existence et le gonflement sont aussi incompréhensibles et mystérieux aux gouvernements et aux vieilles classes dominantes que la montée du flot chrétien l'était aux puissances de la Rome décadente. Il grandit et développe ses forces aussi sûrement et irrésistiblement que jadis le christianisme, si bien que l'équation de son taux de croissance ‑ donc le moment de sa victoire finale ‑ peut d'ores et déjà être calculée mathématiquement. Au lieu de l'étouffer, la loi antisocialiste l'a poussé en avant ; il n'a daigné répondre que d'un revers de main à la réforme sociale de Bismarck [153], et le dernier moyen grâce auquel on cherche à l'étouffer momentanément ‑ l'inciter à un putsch prématuré ‑ ne ferait que susciter un éclat de rire inextinguible.

 

Curieusement ce qui nous fait progresser le plus, ce sont précisément les conditions industriellement arriérées de l'Allemagne [154]. En Angleterre et en France, le passage à la grande industrie est en gros achevé. Les conditions dans lesquelles se trouve le prolétariat se sont de nouveau stabilisées : les régions agricoles sont bien distinctes des régions industrielles, l'industrie est séparée de l'artisanat domestique, et cette coupure s'est déjà consolidée pour autant que l'industrie le permette en général. Même les fluctuations que provoque le cycle décennal des crises sont devenues des conditions habituelles de l'existence. Les mouvements politiques ou directement socialistes surgis au cours de la période de révolutionnement de l'industrie ‑ manquant de maturité ‑ ont échoué et ont laissé derrière eux le découragement plutôt que l'exaltation : le développement capitaliste bourgeois s'est révélé plus puissant que la contre-pression révolutionnaire ; pour un nouveau soulèvement contre la production capitaliste, il faut une nouvelle impulsion plus puissante encore, par exemple que l'Angleterre soit déchue de la domination qu'elle exerçait jusqu'ici sur le marché mondial, ou qu'une occasion révolutionnaire particulièrement favorable se manifeste en France.

 

En Allemagne, par contre, la grande industrie ne date que de 1848 et c'est le legs le plus important de cette année-là. La révolution industrielle se poursuit toujours, et dans les conditions les plus défavorables. Le petit artisanat domestique appuyé sur la petite propriété foncière, libre ou affermée, continue de lutter sans cesse contre les machines et la vapeur ; le petit paysan ruiné se lance dans l'artisanat domestique et s'y accroche comme à une bouée de sauvetage ; ce pays à peine industrialisé est de nouveau opprimé par la vapeur et la machine. Le métier rural d'appoint, la pomme de terre cultivée par l'ouvrier deviennent le moyen le plus puissant pour déprimer les salaires au profit du capitaliste, qui est en mesure actuellement de faire cadeau de toute la plus-value normale au client étranger, afin de demeurer concurrentiel sur le marché mondial, bref tire tout son profit des déductions sur le salaire normal [155]. En outre, la révolution directe de toutes les conditions de vie dans les centres industriels se produit, du fait de la grande industrie en essor puissant. Ainsi, toute l'Allemagne ‑ à l'exception peut-être du Nord-Est aux mains des hobereaux ‑ est entraînée dans la révolution sociale. Le petit paysan est attiré dans l'industrie, les régions patriarcales sont projetées dans le mouvement : la révolution se fait donc de manière plus radicale qu'en Angleterre et en France. Cette révolution sociale qui se ramène en fin de compte à l'expropriation des petits paysans et artisans se réalise cependant au moment précis où il était donné à un Allemand ‑ Marx ‑ de théoriser les résultats de l'histoire du développement économique et politique de l'Angleterre et de la France, et d'élucider toute la nature ‑ donc aussi le destin historique final ‑ de la production capitaliste. Grâce à cela, il put donner au prolétariat allemand un programme tel que les prolétaires anglais et français, leurs prédécesseurs, n'en possédèrent jamais. Révolutionnement plus radical, d'une part, plus grande clarté dans les esprits, d'autre part ‑ tel est le secret du progrès ininterrompu du mouvement ouvrier allemand.

 

Nous sommes maintenant un « grand parti », mais cela s'est réalisé à la suite de durs efforts et de grands sacrifices [156]. Noblesse oblige [157]. Nous ne pouvons cependant attirer à nous la masse de la nation, sans que ces masses à leur tour se développent. Francfort, Munich et Koenigsberg ne peuvent pas être subitement aussi nettement prolétariennes que la Saxe, Berlin et les districts industriels du Berg. Les éléments petits-bourgeois parmi les chefs trouveront momentanément, çà et là, parmi les masses, une base d'appui qui leur faisait défaut jusqu'ici. Ce qui a été jusqu'ici une tendance réactionnaire chez quelques-uns peut se reproduire maintenant comme un moment nécessaire de développement ‑ localement ‑ chez les masses. Cela rendrait nécessaire une autre tactique, en vue de mener les masses en avant sans pour autant laisser les chefs prendre le dessus. Il s'agit de voir là aussi ce qu'il convient de faire le moment donné...

 

Quel que soit le sort prochain de la loi antisocialiste, le journal et l'imprimerie doivent demeurer à Zurich, à mon avis. On ne nous rendra plus la liberté d'expression, même telle qu'elle existait avant 1878 [158]. En revanche, on donnera toute liberté de s'exprimer aux Geiser et Viereck [159] qui auront alors toujours l'excuse d'aller aussi loin qu'il leur est possible. Cependant, pour nous, il n'y aura l'indispensable liberté de presse qu'à l'étranger.

 

En outre, il est possible aussi que nous assistions à des tentatives de limiter le suffrage universel. Or, la lâcheté rend bête, et le philistin est capable de tout. On commencera par nous faire des compliments à droite et à gauche, et ils ne tomberont pas toujours sur un terrain empierré. Notamment, l'ami Singer pourrait avoir envie de prouver à tout le monde que, malgré ‑ ou en raison de ‑ son gros ventre, il n'est pas cannibale.

 

 

Fin du texte

 



[1]    Manifeste du parti communiste, chap. « Bourgeois et prolétaires ».

[2]    Il est possible, par exemple, d'adopter la règle recommandée par le Conseil général pour la composition des sections américaines en 1872, à savoir qu'elles comprennent deux tiers d'ouvriers salariés.

[3]    Engels à Lafargue, 19 janvier 1872.

[4]    La gauche communiste italienne a posé le problème des fractions exactement en ces termes dans la IIIe Internationale elle-même. Cf. Fil du temps, no 8, octobre 1971, « Sur le parti communiste. Thèses, discours et résolutions de la gauche communiste d'Italie. 1re partie (1917-1925) », par exemple dans l'article sur « Le Péril opportuniste de l'Internationale » de 1927, pp. 170-181.

[5]    Résolution présentée par Marx-Engels et adoptée par le Congrès de l'A. 1. T. de La Haye, par 29 voix contre 5 et 8 abstentions.

            Cet article 7 a représente la synthèse de l'expérience pratique de la Ire Internationale après la Commune de Paris et c'est autour de cette question que tournera toute la lutte du Conseil général de Marx-Engels au sein de l'Internationale jusqu'à la scission de La Haye et au triomphe de la doctrine marxiste dans la classe ouvrière, triomphe confirmé par les Internationales successives.

[6]    Ce projet de résolutions a été préparé par Marx et adopté par le Conseil général dans sa séance du sous-comité du 9 septembre 1871. Il s'agit en fait du schéma des thèmes à soumettre à la discussion de la Conférence de Londres de l'A. I. T.

            On peut se rendre compte de la contribution de Marx-Engels à cette conférence décisive pour le sort de l'Internationale en comparant ce projet de Marx avec les résolutions finalement adoptées par la conférence. Afin, de compléter ce tableau, nous avons ajoute en note de chaque résolution adoptée les interventions correspondantes de Marx à la conférence, en nous basant sur le compte rendu de séance publié dans La Ire Internationale, recueil de documents, t. II, pp. 149-239.

            Nous avons adopté la même méthode, à partir des mêmes documents, pour le Congrès de La Haye.

            Des additions furent faites ultérieurement à ce projet de résolutions, notamment en ce qui concerne la création de sections féminines et la statistique générale de la classe ouvrière. Après le compte rendu d'Engels, il fut approuvé par le Conseil général, le 12 septembre.

            La Conférence de Londres marque une étape importante dans la lutte de Marx-Engels pour un parti prolétarien, dont elle définit les tâches d’organisation.

            Conformément aux décisions du Congrès de Bâle, le congrès de 1870 aurait dû avoir lieu à Paris. En raison des persécutions policières, il fut décidé de le transférer à Mayence, mais la guerre empêcha de réaliser ce projet. Il fut encore impossible de tenir un congrès l'année suivante, notamment en raison de la chasse aux Communards et aux Internationalistes après la défaite de la Commune. C'est pourquoi la plupart des fédérations se prononcèrent pour un nouveau report et chargèrent le Conseil général de faire au mieux. Mais la lutte contre le bakouninisme et les sectaires qui commençaient à s'agiter, ainsi que d'autres tâches pressantes exigèrent la tenue rapide d'une conférence, d'autant plus nécessaire qu'il fallait prendre des décisions collectives pour resserrer les liens idéologiques et organisationnels de l'Internationale. Dès le 2 août 1870, l'initiative de Marx-Engels, le Conseil général s'était préoccupé de la tenue d'une conférence. En fait, elle ne pouvait réellement avoir lieu qu'à partir de l'été 1871. Le Conseil général consacra de nombreuses séances à la préparation de cette conférence.

            Les questions d'organisation et de centralisation étaient au cœur des débats. En raison de la situation politique, le nombre de délégués à la conférence fut relativement restreint : 22 délégués avec voix délibérative, et 10 avec voix consultative. Les pays qui ne purent envoyer de délégué furent représentés par leurs secrétaires : Marx pour l'Allemagne, Engels pour l'Italie. Il y eut en tout neuf séances. Les comptes rendus ne purent être rendus publics.

[7]    Cette phrase, ainsi que la précédente, a été ajoutée de la main de Marx. Elle se traduira par l'article 16 des résolutions de la Conférence de Londres pris à l'encontre de l'Alliance jurassienne.

[8]    Le paragraphe suivant a été rayé dans le texte : « Les conseils fédéraux des pays où l'Association est normalement organisée doivent envoyer régulièrement des rapports sur les cotisations qu'ils touchent dans les diverses localités ou régions. » Il semble que Marx ait jugé qu'il se heurterait à trop de difficultés sur ce point tout à fait pratique.

[9]    Extrait du protocole de la séance du 17 septembre 1871, op. cit., p. 152.

[10]   Marx fait allusion à l'affaire Netchaïev, dont le procès s'ouvrit à Saint-Pétersbourg, le 1er juillet 1870.

[11]   Au cours de la conférence, Engels remplit les fonctions de rédacteur et de traducteur. Le Conseil général fut chargé de la rédaction finale des résolutions, et en confia le soin à Marx-Engels.

            Une première résolution sur ce point avait été présentée par De Paepe et Verrycken. Ceux-ci voulaient que chaque nationalité ait un nombre fixe de délégués ‑ trois ‑ représentés au Conseil général. Marx lui répondit qu'il est impossible de trouver trois membres de chaque pays dans la pratique. Engels fit remarquer que le Conseil n'est pas seulement administratif, mais politique et socialiste, qu'il faut un public assez large pour discuter des questions et permettre d'agir sur l'élément anglais, et que les vrais révolutionnaires anglais doivent pouvoir y entrer. (La IIIe Internationale fixera le nombre des délégués en fonction de l'importance ou du poids des pays respectifs.)

            Outine avait, en outre, proposé que l'on étende le terme de probation d'un candidat au Conseil général à trois semaines pour avoir le temps d'effectuer une enquête à son sujet, que le Conseil conserve un droit d'expulsion à son égard. Une autre proposition recommandait au Conseil d'inviter les sections des différents pays à proposer des candidats pour les fonctions de correspondants ou de secrétaires, peu avant le moment des élections au Conseil général. Une dernière résolution approuvait le Conseil qui s'était adjoint des membres de la Commune, en hommage à celle-ci et comme réponse aux persécutions. Toutes ces propositions furent approuvées ensuite au Conseil général, dans sa séance du 16 octobre 1871.

[12]   Ces paragraphes ont pour but : d'abord, éviter que les conseils centraux de tous les pays puissent être confondus avec le Conseil général ; ensuite, les remettre à leur place dans la structure centralisée de l'Internationale ; enfin, exclure les sectes ou sociétés séparatistes qui utilisent l'Internationale pour leurs buts particuliers. Dans la discussion (séance du 18 septembre), Marx rappela enfin : « Dans les statuts originaux, qu'on ne peut plus changer, il y avait le nom local ou national : on ne détruira pas les nationalités en éliminant ces mots, mais il faudra pour cela un grand mouvement historique. » (Op. cit., p. 162.)

[13]   Ce paragraphe a fait l'objet des discussions de la séance du 19 septembre de la conférence. Il démontre la très nette évolution de l'Internationale vers la forme parti, avec les cartes et cotisations individuelles, avec la centralisation correspondante, la lutte contre l'affiliation de sociétés particularistes, les adhérents faisant face à la direction et au programme unitaires.

            Marx avait proposé ce paragraphe au nom du Conseil général, et Engels face aux objections de la pratique, a finalement modifié le projet initial dans le sens ci-dessus. Marx lui-même avait admis qu'« il serait peut-être difficile d'obtenir une cotisation à l'avance ».

[14]   Après avoir présenté cette résolution de la part du Conseil général, Marx la justifie en ces termes : « Le citoyen Marx ajoute qu'il fait remarquer que la proposition porte ‘sans exclusion des sections mixtes’ ; il croit nécessaire la fondation de sections purement féminines dans les pays où l'industrie emploie des femmes en grand nombre. Les femmes jouent un très grand rôle dans la vie ; elles travaillent dans les usines, elles prennent part aux grèves, à la Commune, etc. Elles ont plus d'ardeur que les hommes. » (Op. cit., pp. 167-168.)

[15]   Lors des débats de la séance du 19 septembre, Marx précise à ce propos : « L'article 5 des statuts prescrit une pareille mesure de statistique générale, mais elle n'a jamais trouvé d'application, malgré les efforts et les sollicitations du Conseil général auprès des conseils fédéraux et sections diverses. Le Conseil général a envoyé partout des questionnaires parfaitement combinés et qui demandaient peu d'embarras pour y répondre, mais ce sont seulement quelques petites sociétés isolées qui en ont tenu compte. La grande majorité a été muette. Ces renseignements sont pourtant d'une très grande importance et de la plus absolue nécessité pour le développement de l'Association.

            « Il n'a pas été édicté, comme vous l'avez vu, une sanction déterminée contre ceux qui refuseront la communication de renseignements statistiques, parce que cette résolution vise surtout les syndicats dont une partie seulement est affiliée à l'Association, mais sur lesquels l'Association a une grande influence et qui ne manquent pas de s'adresser au Conseil général chaque fois que leurs intérêts sont en péril.

            « Il cite l'exemple de la grève des Lyonnais : lorsque ces derniers ont sollicité l'appui des syndicats, avant que ceux-ci n'envoient aucun fonds pour les aider dans leur grève, les bureaux des syndicats ont fait demander au Conseil général des renseignements statistiques sur les salaires, les heures de travail, etc., des Lyonnais. C'est, du reste, une chose de solidarité qu'il faut connaître absolument. » (Op. cit., p. 169.)

[16]   La discussion relative aux syndicats est reproduite dans MARX-ENGELS, Le Syndicalisme, vol. I, pp. 193 et 195.

[17]   Dans le débat, Marx précisa qu'il fallait « d'abord discuter sur les moyens de faire fusionner les travailleurs des villes avec ceux des campagnes, et ensuite discuter de la propagande immédiate et du moyen de fonder des sections agricoles ».

[18]   Nous reproduisons ci-après les interventions de Marx-Engels à ce sujet, lors des séances du 26 et 21 septembre 1871. Extrait de Werke, 17, pp. 421-422.

[19]   Lors de la séance du 22 septembre, Marx fait la distinction essentielle qui suit, après avoir lu le texte de cette proposition : « Par organisation secrète, il ne faut pas entendre des sociétés secrètes au véritable sens du terme, celles-ci devant au contraire être combattues. En France et en Italie où existe une situation politique qui fait que le droit d'association est passible de punition, on a une forte tendance à se laisser séduire par les sociétés secrètes dont le résultat est toujours négatif. En effet, ce type d'organisation est en contradiction avec le niveau atteint par le mouvement prolétarien, parce que ces sociétés, au lieu de former les ouvriers, les soumettent à des lois mystiques et despotiques qui leur interdisent toute indépendance et orientent leur conscience dans une fausse direction. » (Cf. Werke, 17, pp. 654-655.)

            Les résolutions IX et X formeront la base des principes de la lutte contre l'anarchisme dans l'Internationale, qui trouve son dénouement au congrès suivant de La Haye.

[20]   Deux autres résolutions avaient été adoptées lors des débats sur la situation de l'Internationale en France, le 22 septembre :

      1. Le comité fédéral belge, le comité fédéral romand, le comité fédéral espagnol sont autorisés à servir d'intermédiaires aux sections françaises vis-à-vis du Conseil général et à recevoir leurs adhésions.

      2. Le Conseil général est invité à publier une adresse appelant les travailleurs français à lutter ouvertement contre le gouvernement au nom du développement de notre œuvre émancipatrice et à s'organiser d'après nos statuts, malgré toutes les persécutions et les lois prohibitives. (Souligné par nous. Outine, de la section russe, eut une part prépondérante dans cette discussion.)

            Marx soutint à fond que la meilleure réponse aux persécutions et à la répression était une attitude de combat. Voici son commentaire aux propositions ci-dessus : « Marx demande si le moment n'est pas encore venu de déclarer la guerre ouverte au gouvernement et de braver la loi Dufaure et les persécutions. Sous Bonaparte, jamais l'Internationale n'a existé ouvertement en France. On a donné mandat aux blanquistes qui étaient dans nos principes d'organiser des sections, alors que Tolain n'y était plus. Ils continueront dans cette voie. Nous avons reçu du Havre et d'autres lieux des demandes de formation de sections. Comme nous ne connaissons pas ces hommes, nous avons agi avec prudence. Il est difficile à la police de sévir contre les sections locales. »

            Marx observe enfin que Serraillier a dit que les propositions étaient faites en son nom ; en fait, c'est au nom du Conseil général. Mais il parle en son nom, car il n'est pas bon de conseiller aux ouvriers de s'organiser ouvertement, ou bien d'attendre. Vaillant estime que le moment est opportun.

            Dans sa séance du 16 octobre, le Conseil général estimait, à la demande de Marx et de Frankel, qu'il fallait imprimer l'appel aux ouvriers de France, leur demandant de résister aux despotiques empiètements de leurs droits d'association et d'expression, et les informer comment ils devaient procéder pour s'organiser.

            Cependant, le 24 octobre, « le citoyen Serraillier déclara qu'il était du même avis que Vaillant, à savoir qu 'il vaudrait mieux retarder la proclamation aux ouvriers de France, étant donné qu'elle pourrait être utilisée contre les prisonniers communards » (op. cit., p. 220).

[21]   Dans les premières années de l'Internationale, Marx avait défendu au contraire l'idée de réunir en un seul organisme le Conseil central de l'Internationale et le conseil fédéral anglais, afin d'imprégner les dirigeants anglais de l'esprit et des méthodes d'action révolutionnaires. Cette tâche étant à présent réalisée, Marx explique comme suit sa proposition : « Le travail du Conseil est devenu immense. Il est obligé de faire face aux questions générales et aux questions nationales. Il s'était opposé jusqu'ici à cette formation, parce qu'il fallait obliger les Anglais à venir s'inspirer de l'esprit socialiste international. Au Conseil général, actuellement, leur éducation est faite. » Au reste, Marx estime que « le Conseil aura toujours le pouvoir de dominer la situation ».

            « D'après les statuts, c'est le droit des ,Anglais que de créer une fédération, mais les principaux représentants anglais sont dans le Conseil. Elle ne se fera pas, si nous ne voulons pas. Cependant, ils en sentent le besoin, et depuis la Commune, beaucoup de sections ont été constituées, qui désirent un lien entre elles. Il ne craint pas qu'elles tombent dans les mains des agitateurs qui attaquent l’Internationale.

            « Beaucoup de membres anglais du Conseil général ont peu d'utilité pratique. Ils seront plus utiles en agissant dans les quartiers respectifs. Le Congrès pourrait toujours arrêter leurs débordements. Les ouvriers ont confiance dans le comité central Ils se sont adressés à lui pour les élections. Cette proposition est adoptée à l’unanimité. » (Op. cit., pp. 217-218.)

[22]   Nous reproduisons cet article ci-après.

[23]   Cf. supra, p. 45. [Dans cette édition numérique des Classiques des sciences sociales, voir § 1.3. De l’indifférence en matière politique.]

[24]   Cf. L'Égalité, 21 octobre 1871, in Werke, 17, pp. 427-430.

[25]   Marx lui-même fera remarquer que c'est à l'insistance de Bakounine et des Jurassiens eux-mêmes que les points 6 et 7 des résolutions du Congrès de Bâle ont été adoptés. À la Conférence de Londres, séance du 21 septembre, il disait lui-même à ce propos : « On a fait appel aux sections pour trancher cette question, et demandé au Conseil général de prendre (à propos de la fédération jurassienne) une sanction fondée sur son droit de suspendre ‑ par les statuts. Le Conseil évite toujours toute mesure autoritaire quand elle peut être évitée, et il résolut afin d'éviter tout conflit, que la fédération garderait son titre, et que l'on invite l'Alliance à prendre un titre local, ce qu'elle n'a pas fait. »

[26]   Cf. Engels, compte rendu, rédigé par l'auteur lui-même, de son intervention à la séance du 21 septembre 1871 à la Conférence de Londres de l'A. I. T. Extrait de Werke, 17, pp. 416-417.

[27]   Cf. Marx, notes pour l'intervention à la séance du 20 septembre 1871 de la Conférence de Londres de l'A. I. T. Voir Werke, 17, pp. 650-651.

[28]   Cf. Marx, compte rendu de l'intervention à la séance du 21 septembre 1871 de la Conférence de Londres de 1'A.I. T. Voir Werke, 17, p. 652.

[29]   Cf. Marx, Almanacco republicano per l'anno 1874. Traduit de l'italien. Ce texte, ainsi que le suivant, est extrait de MARX-ENGELS, Scritti italiani, Edizioni Avanti, 1955, p. 98-104, p. 93-97. Toute une série d'articles de Marx-Engels furent publiés par le groupe de socialistes réunis autour de La Plebe pour contrecarrer l'influence des anarchistes et pour affirmer les positions marxistes sur l'activité politique et l’autorité dans la révolution et le parti politique.

            Le texte d'Engels plus général est complété par celui de Marx sur l'autorité. Tous deux parlent pour ainsi dire au bon sens, en puisant des exemples dans la vie quotidienne. La démonstration n'en demeure pas moins, dans les deux cas, historique, utilisant la dialectique pour montrer l'évolution des notions justifiées à tel moment, dépassées ensuite, et carrément réactionnaires enfin.

[30]   Marx aborde maintenant le problème sous l'angle de son évolution historique, en comparant les diverses questions non seulement dans leur ordre chronologique successif, mais encore logique, avec la position des classes opprimées dans une forme sociale antérieure. En utilisant cette méthode, il répond d'avance à nos syndicalistes révolutionnaires modernes qui rejettent l'action politique proprement dite, et n'admettent que l'action économique « révolutionnaire », c'est-à-dire l'action politique subversive dans la sphère économique.

[31]   En renversant la position, c'est-à-dire en rejetant la politique dans son domaine spécifique, pour n'admettre qu'une action économique « révolution­naire », les modernes syndicalistes révolutionnaires ou partisans d'une pure action de conseils ouvriers sont tout aussi éloignés de la position marxiste que Proudhon qui rejetait les grèves et syndicats, mais prônait l'action politique.

[32]   Cf. P.-J. Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières, Paris, 1868, p 327. (Note de Marx.)

[33]   Op. cit., p. 333. (Note de Marx.)

[34]   Op. cit., p. 337-338. (Note de Marx.)

[35]   Op. cit., p. 334.

[36]   Cf. Engels, in Almanacco republicano, décembre 1873. Engels avait envoyé cet article à Bignami dès novembre 1872, mais celui-ci ayant été arrêté, l'article fut sans doute confisqué, et Engels dut réécrire son article.

[37]   En distinguant entre l'autorité d'une volonté qui impose une décision à une autre, ce qui est inévitable dès lors que l'on vit en société et que l'on collabore à une même œuvre, et l'autorité qui entraîne subordination et assujettissement, c'est-à-dire structure sociale (politique) de contrainte, Engels distingue entre les sociétés de l'exploitation de l'homme par l'homme et celles où cette exploitation a cessé.

[38]   Dans les Fondements de la critique de l'économie politique, t. I, pp. 93-102, Marx démontre que l'individu perd de plus en plus son autonomie et son indépendance, tandis que les liens sociaux et l'organisation économique et sociale s'imbriquent et s'intègrent à mesure que les forces productives et l'humanité s'accroissent et se multiplient. Il explique, en outre, que les rapports sociaux étant aliénés et extérieurs à l'homme, c'est-à-dire réifiés, face à la masse humaine vidée de ses réalisations dans la société capitaliste, il peut sembler que les individus forment une entité à part : « La dépendance mutuelle et universelle des individus, alors qu 'ils restent indifférents les uns aux autres ‑ telles est actuellement la caractéristique de leurs liens sociaux. Ces liens sociaux s'expriment dans la valeur d'échange… » (pp. 93-94.)

[39]   Paraphrase de l'inscription apposée à la porte de l'Enfer de Dante (cf. La Divine Comédie : « L'Enfer », chant III, vers 9) : Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate !

[40]   Cf. Engels, Der Volksstaat, 10 janvier 1872, Cet article d’Engels répond à la Circulaire de toutes les fédérations de l'Association internationale des travailleurs adoptée par le Congrès de Sonvilier (novembre 1871) de la fédération jurassienne et dirigée contre les résolutions de la Conférence de Londres (septembre 1871).

[41]   Cf. Marx, Der Volksstaat, 8 mai 1872.

            Le 27 septembre 1871, la section no 12 américaine, sans en informer le conseil central de New York, s'adressa au Conseil général, afin de lui demander d'être reconnue comme la section dirigeante des États-Unis. En même temps, elle comme ça à mener une campagne de presse contre les sections de l'Association qui avaient un caractère prolétarien.

            Dans sa résolution du 5 novembre 1871, le Conseil général confirma les pouvoirs du comité central new-yorkais.

            À la Conférence de Londres de septembre 1871, les débats avaient déjà porté sur une menace de scission au sein des sections américaines, et Marx l'expliquait par une opposition existant au sein même de la classe ouvrière des États-Unis, la classe ouvrière de vieille souche étant privilégiée par rapport aux ouvriers nouvellement immigrés

            « Marx prend la parole sur l'Amérique et fait l'historique de l'Association en Amérique. Il mentionne une adresse envoyée par le secrétaire du comité central de New York. Le Conseil général a une grande influence en Amérique. Il y a deux correspondants. On leur a donné des mandats. Il y a dissension entre le comité central et les groupes. Le Conseil a cherché à amener une conciliation, sans vouloir rompre avec nos mandataires. Ils ont de l'influence. À La Nouvelle-Orléans, une nouvelle section a reconnu le comité de New-York. San Francisco demande à n'être en relation directe qu'avec le Conseil général...

            « Eccarius seconde Marx : en Amérique l'élément étranger est forcé de travailler à meilleur marché que l'élément de souche. Les deux sections américaines qui se sont réunies (no 9 et 12) n'ont pas d'influence sur les travailleurs. Il est impossible de leur donner la direction centrale de l'Amérique. » (Séance du 22-9-1871.)

            Les sections 9 et 12 qui avaient fusionné en juillet 1871 étaient dirigées par Victoria Woodhull et Tennessee Claflin qui défendaient surtout les droits des femmes et ne recherchaient que des réformes bourgeoises. Le Conseil général soutint, en revanche, le comité fédéral provisoire de New York qui, sous la direction de Sorge, Bolte, etc., s'était constitué face au second comité dirigé par la section no 2 en décembre 1871. Il exclut ce dernier en mars 1872, jusqu'à décision définitive du Congrès. Seul était donc reconnu le comité fédéral provisoire de New York qui fut élu, en gros, par le congrès de juillet 1872 de la fédération nord-américaine.

[42]   Allusion à un groupe d'étudiants serbes et bulgares de Zurich, influencés par l'anarchisme (cf. séance du Conseil général, 17-10-1871). Ce groupe s'affilia en juin-juillet 1872 à la fédération jurassienne. Il se désagrégea un an plus tard.

[43]   Engels a rédigé ce rapport fin août à l'instigation du Conseil général. Après qu'il eut été approuvé par le Conseil général, il fut soumis le 5 septembre à la commission spéciale du Congrès de La Haye qui eut à examiner l'activité de l’Alliance.

            Engels avait joint à ce rapport tous les documents mentionnés par lui.

[44]   Marx et Engels avaient contribué à dénoncer les activités des alliancistes, tant au Conseil général qu'en Espagne même. Engels, en tant que secrétaire correspondant pour l'Espagne, dénonça ces agissements dans une circulaire : « À toutes les sections espagnoles de l'Association internationale des travailleurs », publiée dans La Emancipacion, n° 62, du 7 août 1872. Dans le numéro suivant de ce journal, il reconnut, au nom du Conseil général, la nouvelle fédération de Madrid, en la félicitant de ce que « ses fondateurs étaient ceux-là mêmes qui, les premiers en Espagne, ont eu le courage de se séparer de cette société secrète appelée Alliance de la démocratie socialiste, de dénoncer ses intrigues et d'y faire obstacle ».

[45]   Dans le texte manuscrit, le passage suivant est barré : « Ce qui était au temps où il acquit les premières preuves irrécusables de l'existence de l'organisation secrète. »

[46]   Engels fait allusion aux lettres du Conseil général de Londres : « À toutes les sections espagnoles de l'Association internationale des travailleurs », publiée le 17-8-1872 dans La Emancipacion, et « À la nouvelle fédération de Madrid », ibid., 24-8-1872.

[47]   Dans le texte manuscrit, le passage suivant est barré : « [...] chercha à gagner du temps d abord, prétendant […] ».

[48]   Dans le texte manuscrit, le passage suivant est barré : « Et quelle confiance peut-on accorder à une telle affirmation, après l'expérience faite en 1869 ? Elle ne serait confirmée par aucune preuve. Au contraire, les faits montrent plutôt que l'organisation subsiste toujours. »

[49]   Dans le texte manuscrit, le passage suivant est ajouté de la main d'Engels en allemand : « Ensuite la lettre de Bakounine, et les statuts, si nécessaire. »

[50]   Cf. le protocole de séance du Conseil général du 11-6-1872, Werke, 18, pp. 684-685.

            Dans la séance du 28 août 1872 du sous-comité du Conseil général, on relève : « Marx [pour assurer l'unité du Conseil général] fait la proposition qu'aucun membre du Conseil général n'ait le droit d'accuser un autre au Congrès international des travailleurs, jusqu'à la discussion sur l'élection des membres du [nouveau] Conseil général. Accepté à l'unanimité. » (Cf. Documents of the First International, V, p. 319.)

            L'acte le plus important du Congrès de La Haye fut la ratification de l’article 7 a élaboré par Marx-Engels et adopté par la conférence de septembre 1871 tenue à Londres. La modification ou plutôt la précision apportée par cet article aux statuts primitifs porte sur la nécessité du parti politique de classe, ainsi que sur la conquête du pouvoir politique.

            Cette question fait la liaison entre la Conférence de Londres et le Congrès de La Haye, dont elle domina tous les débats, comme en témoigne le compte rendu des séances (6 septembre) où s'opposent alliancistes et « marxistes » . Ainsi, au nom des premiers, Guillaume y affirmait que les manifestes du Conseil général ne représentaient que « les points de vue particuliers du parti social-démocrate allemand, mais non pas ceux d'autres pays », et que ceux qui veulent la conquête du pouvoir politique de l'État veulent « devenir des bourgeois à leur tour » « Nous refusons la prise du pouvoir politique de l'État, nous exigeons, au contraire, la destruction totale de l'État en tant qu'expression du pouvoir politique. » À quoi Longuet, défendant le point de vue du Conseil général, répondit : « La Commune est tombée, faute d'organisation, d'organisation politique. Que deviendrait le collectivisme de Guillaume sans une certaine organisation des forces ? Pour la lutte économique, les travailleurs doivent s'organiser en un parti politique, sinon il ne restera plus rien de l'Internationale, et Guillaume, dont le maître est Bakounine, ne peut appartenir à l'A. I. T. s'il a de telles conceptions. » (Ibid., pp. 360-361.)

[51]   À ce propos, Marx écrivit (en français) à De Paepe le 29 mai 1872 : « J'ai lu le compte rendu sur le congrès belge dans L'Internationale. Comment se fait-il que, parmi les délégués, les Flamands font défaut ? Généralement parlant, d'après les renseignements reçus ici par les Français de la part de leurs compatriotes, il ne paraît pas que l'Internationale ait fait beaucoup de chemin en Belgique depuis les événements de la Commune. Pour ma part, je serais prêt à accepter (avec des modifications de détail) le plan de Hins (sur la suppression du Conseil général), non parce que je le crois bon, mais parce qu'il vaut toujours mieux faire certaines expériences que se bercer d'illusions.

            « C'est très caractéristique de la tactique de l'Alliance : en Espagne, où elle est fortement organisée, quoiqu'elle ait perdu l'appui du conseil fédéral espagnol, elle a attaqué au conseil de Barcelone tout élément d'organisation, conseil fédéral, etc., aussi bien que Conseil général. En Belgique, où il faut compter avec les ‘préjuges’, on a proposé la suppression du Conseil général tout en transférant aux conseils fédéraux ses attributions (qu'on combattait à Barcelone et en les exagérant même).

            « J'attends avec impatience le prochain congrès. Ce sera le terme de mon esclavage. Après cela, je redeviendrai homme libre ; je n'accepterai plus de fonction administrative, soit pour le Conseil général, soit pour le conseil fédéral anglais. » (Cf. L'Actualité de l’histoire, n° 25 Paris, 1958, p. 13.)

            Dans sa lettre à Liebknecht du 27 août 1872, Engels précise les raisons pour lesquelles il estime qu'il a mieux à faire que d'être à la tête de l'Internationale, étant donné que le travail théorique est prioritaire, ce qui n'est pas une attitude de circonstance, mais bien une position fondamentale du marxisme, pour lequel la théorie, les principes ont la primauté sur l'organisation et l'action, lorsque le choix se pose en ces termes. Certes, Marx-Engels resteront encore quelque temps à la direction de l'International, afin de la préserver des mains adverses et d’organiser le repli pour sauver tout ce qui peut l'être pour la prochaine Internationale : « Les Belges ont préparé une révision des statuts. Hins a déposé un projet tendant à l'abolition du Conseil général. En ce qui me concerne, cela m'irait parfaitement. Dans l'état de choses actuel, Marx et moi nous n'y retournerons certainement pas. C'est à peine s'il nous reste maintenant du temps pour travailler, et cela doit cesser. »

[52]   Cf. séance du 3 septembre 1872 du Congrès de La Haye (cf. La Ire Internationale, recueil de documents, I. U. E. I., t. II, p. 336 ; et Werke, 18, p. 685).

            Marx défendit Maltman Barry, membre de la fédération britannique, dont les délégués réformistes anglais avaient contesté la régularité du mandat parce que Barry, disaient-ils, n'était pas le chef reconnu des ouvriers anglais. Ce différend reflète l’opposition entre la direction anglaise des syndicats d'aristocrates ouvriers et les représentants ouvriers anglais qui tendaient à rendre le mouvement indépendant des influences bourgeoises.

            Le Congrès de La Haye adopta la décision suivante à propos des syndicats :

            « III. Résolutions relatives aux rapports internationaux des sociétés de résistance

            « Le nouveau Conseil général est chargé de la mission spéciale de constituer les unions internationales de métiers. Dans ce but, il doit, dans le courant du mois qui suivra ce congrès, rédiger une circulaire qu'il fera traduire et imprimer dans toutes les langues, et qu'il enverra à toutes les sociétés ouvrières, affiliées ou non à l'Internationale, dont il aura les adresses. Dans cette circulaire, il invitera chaque société ouvrière à faire l'union internationale de son métier respectif.

            « Chaque société ouvrière sera invitée à fixer elle-même ses conditions pour faire partie de l'union internationale de son métier.

            « Le Conseil général est chargé de réunir les conditions fixées par les sociétés qui auraient accepté l'idée de l'union internationale, et de rédiger un projet général qui sera soumis à l'acceptation provisoire de toutes les sociétés qui voudront faire partie des unions internationales de métiers. Le prochain congrès consacrera le pacte définitif des unions internationales. » (Ibid., p. 375.)

            Dans sa lettre à Paul Lafargue du 21 mars 1872, Marx avait noté l'importance du Conseil général dans le mouvement syndical : « Le seul syndicat véritablement international en Europe est celui des cigariers. Mais celui-ci reste tout à fait extérieur au mouvement prolétarien et fait appel au Conseil général uniquement pour ses intérêts professionnels. »

[53]   Cf. séance du 3 septembre 1872, ibid.

            Marx répète une fois de plus qu'il n'est pas opposé par principe aux organisations secrètes. D'ailleurs, il ressort de toute la conception marxiste du parti que le caractère public et légal du mouvement ne constitue pas une règle préjudicielle à l'organisation. En l'occurrence, Marx répond au délégué belge Brismée qui s'opposait à la formation de branches particulières d'émigrés français, notamment à Bruxelles, branches ne faisant pas partie de la fédération locale. À la Conférence de Londres, cette question avait été déjà réglée (cf. les résolutions X et XI relatives à la France et aux pays où l'organisation régulière de l'Internationale est entravée par les gouvernements).

            Du point de vue des principes, rien ne s'oppose à ce que de nos jours, les partis prolétariens se constituent, d'une part, en formation publique, d autre part, en formation paramilitaire secrète pour défendre le prolétariat contre les agressions légales et illégales des organisations adverses, et pour se préparer concrètement à la conquête du pouvoir.

[54]   Cf. séance du 4 septembre 1872, ibid., p. 342.

            Le lecteur se reportera utilement au compte rendu (en allemand et en anglais) des débats du Congrès de La Haye : The First International, Minutes of the Hague Congress of 1872 with related documents, Edited and translated by Hans Gerth, The University of Wisconsin Press, Madison, 1958.

            Les éditions du Progrès de Moscou viennent de publier sur le même congrès les procès-verbaux de Le Moussu suivis de textes en annexe : Le Congrès de La Haye de la Ire Internationale, 2-7 septembre 1872, procès-verbaux et documents, 1972.

[55]   Sorge, l'ancien membre de la Ligue des communistes et correspondant de Marx-Engels, intervint ensuite pour préciser certains points de la position à adopter aux États-Unis étant donné la situation sociale de ce pays : « On a besoin des Irlandais en Amérique, mais on ne peut pas les gagner avant d'avoir complètement rompu avec la section 2 et les free lovers [partisans de l'amour libre].

            En Amérique, la classe ouvrière se compose d'abord d'Irlandais, puis d'Allemands, ensuite de nègres, les Américains ne viennent qu'en quatrième lieu : jouez franc jeu, laissez-nous le champ libre pour que nous puissions faire quelque chose de bien de l'Internationale en Amérique ! (Ibid., p. 344.)

            À propos de F. A. Sorge, cf. Correspondance Engels-Marx et divers, publiée par F. A. Sorge, éd. Costes, et notamment la préface de Bracke (A. M. Desrousseaux), vol. I, pp. 5-16.

            Sorge, assurant la direction du Conseil général après son transfert à New York, resta en correspondance étroite avec Marx-Engels. On peut se reporter à la Correspondance mentionnée ci-dessus pour toutes les interventions de Marx-Engels auprès du Conseil général new-yorkais par le truchement de Sorge et Bolte.

[56]   Cf. séance du 6 septembre 1872, ibid., p. 354.

[57]   Avant l’intervention de Marx, Lafargue avait expliqué : « Dans les pays où l'A.I.T. est interdite, les sections sont souvent formée d'espions et d'agents au service de la police. »

[58]   Dans sa lettre à Lafargue du 21 mars 1872, Marx affirmait « Le zèle brûlant des agents provocateurs se manifeste dans la création de sections, dont le radicalisme est sans pareil. »

            Le Conseil général s'efforçait de démasquer les agents et mouchards, et de les dénoncer publiquement, comme en témoigne la résolution suivante :

            Attendu que le Conseil général possède la preuve irréfutable que Gustave Durand de Paris  ‑ ouvrier orfèvre, ex-délégué des ouvriers orfèvres au comité de la Chambre fédérale des sociétés ouvrières de Paris, ex-chef de bataillon de la Garde nationale, ex-caissier-chef du ministère des Finances sous la Commune, actuellement réfugié à Londres ‑ s'est mis au service de la police française pour moucharder le Conseil général de l'Association internationale des travailleurs, de même qu'il a servi et sert encore d'indicateur de police contre les anciens Communards réfugiés à Londres, et qu’il a touché la somme de 725 francs pour ses basses besognes ;

            Gustave Durand est stigmatisé comme traître et exclu de l'Association internationale des travailleurs.

            Toutes les sections de l'Association internationale des travailleurs doivent être informées de cette décision.

            Londres, le 9 octobre 1871.

                       Au nom du Conseil général :

                       Karl Marx

                       secrétaire pour l'Allemagne

[59]   Le congrès prit les résolutions suivantes en ce qui concerne les pouvoirs du Conseil général : » Les articles 2 et 6 ont été remplacés par les articles suivants :

            « Art. 2. Le Conseil général est tenu d'exécuter les résolutions des congrès et de veiller dans chaque pays à la stricte observation des principes, des statuts et règlements généraux de l'Internationale.

            Art. 6. Le Conseil général a également le droit de suspendre des branches sections, conseils ou comités fédéraux et fédérations de l'Internationale, jusqu'au prochain congrès.

            « Cependant, vis-à-vis des sections appartenant à une fédération, il n'exercera ce droit qu'après avoir consulté préalablement le conseil fédéral respectif.

            « Dans le cas de dissolution d'un conseil fédéral, le Conseil général devra demander en même temps aux sections de la fédération d'élire un nouveau conseil fédéral dans les trente jours au plus.

            « Dans le cas de suspension de toute une fédération, le Conseil général devra immédiatement en aviser toutes les fédérations. Si la majorité des fédérations le demande, le Conseil général devra convoquer une conférence extraordinaire composée d'un délégué par nationalité, qui se réunira un mois après, et qui statuera définitivement sur le différend. Néanmoins, il est bien entendu que les pays où l'Internationale est prohibée exerceront les mêmes droits que les fédérations régulières. » (Cf. Ire Internationale, recueil de documents, t. II, p 374.) Suivent, article par article, les votes pour, contre, et les abstentions, ainsi que les noms de ceux qui se sont prononcés à chaque fois, ce qui dénote la division et la fracture du congrès.

            Dans le passage suivant, extrait de l'article d'Engels intitulé « Les Mandats impératifs au Congrès de La Haye », La Emancipacion, 13-10-1872, Engels relève une contradiction du mécanisme démocratique celui des votes liés aux mandats impératifs, qui se répand à la suite de la trahison des électeurs par leurs délégués. Ce mécanisme exprime directement la fraction au sein du parti :

            « Des députés ont si souvent trahi la confiance de leurs électeurs ces derniers temps au Parlement que les vieux mandats impératifs du Moyen Âge, abolis par la révolution de 1789, reviennent à la mode. Nous ne voulons pas engager ici une discussion de principe sur ces mandats. Nous nous contenterons purement et simplement de faire remarquer que si tous les organismes électoraux donnaient à leurs délégués des mandats impératifs sur tous les points de l'ordre du jour, l'assemblée des délégués et leurs débats deviendraient superflus. Il suffirait d'envoyer les mandats à un quelconque bureau central qui soumettrait le tout au décompte des voix et proclamerait le résultat du vote. Cela reviendrait beaucoup moins cher.

            « Ce qui nous semble important, c'est le processus par lequel les mandats impératifs ont joué un rôle exceptionnel au Congrès de La Haye par les entraves qu'ils ont fait subir même à leurs détenteurs... » (Cf. séance du 6-9-1872, ibid., pp. 355-356.)

[60]   Les débats et les résultats de cette proposition furent les suivants : « Serraillier demande que la motion d'Engels et de Marx soit divisée en trois questions : Premièrement : le Conseil doit-il être transféré ? Deuxièmement : où ? Troisièmement : élection de ses membres.

            « Vilmot désire voir la motion divisée seulement en deux parties, mais la motion Serraillier est adoptée.

            « La première question ‑ le siège du Conseil général doit-il être transféré ? ‑ est tranchée par l’affirmative avec 26 voix contre 23. Le vote sur la question de savoir où transférer le Conseil donne 31 voix pour New York, 14 pour Londres, 1 pour Barcelone et 11 abstentions...

            « La proposition initiale d'élire Kavanagh, Saint-Clair, Cetti, Laurrell, Levièle, Bertrand, Bolte et Carl au Conseil général, avec mission de porter le nombre des membres du Conseil à quinze est adoptée par 19 voix contre 4 et 19 abstentions. La validité de ce vote est violemment contestée, parce que cette motion n'a pas réuni la majorité des votants ; des motions de tous ordres sont déposées (Dupont et Serraillier demandent l'insertion du nom de Pillon) jusqu'à ce que Marx suggère une nouvelle délibération sur le dernier vote. La proposition est acceptée. Selon une suggestion de Lafargue, le congrès décide alors délire douze membres du nouveau Conseil général, qui pourront porter leur nombre à quinze, et de suspendre la séance pendant quinze minutes pour passer ensuite au vote...

            « Par le vote qui intervient alors sont élus au Conseil général pour l'année 1872-1873, avec les pleins pouvoirs pour porter leur nombre à quinze : S. Kavanagh, E. P. Saint-Clair, Fornaccieri Laurrell, Levièle, David, Dereure, Carl, Bolte, Bertrand, Ward et Speyer. » (Ibid., pp. 357, 361-362.)

[61]   Cf. la séance du 7 septembre 1872, ibid., pp. 366-367.

[62]   Plus tard, Marx apportera une précision intéressante sur ce point. Au Congrès de La Haye, il n'a pas demandé l'expulsion de Guillaume et Schwitzguebel. C'est la commission d enquête qui l'a demandée. « Ce que j'ai demandé au congrès, c'est l'exclusion de l'Alliance et la désignation d'une commission d'enquête à cet effet. » (Volksstaat, 26-10-1872.)

[63]   Nous reproduisons ci-dessus les mandats et instructions pour Marx-Engels relatifs aux charges qu'ils eurent à remplir après le transfert du Conseil général à New York. Cf. Werke, 18, pp. 689-691.

[64]   Cf. Marx à Friedrich Bolte, 12 février 1873.

            Ce texte montre la décomposition de l'Internationale qui ne date pas du Congrès de La Haye, mais ‑ comme Marx-Engels le répéteront à plusieurs reprises ‑ de la défaite physique de la Commune. L'acte de dissolution de l'Internationale ne sera donc pas une mesure délibérée. Ce qui importe bien plutôt que l'analyse de décisions formelles, c'est la politique choisie par Marx pour organiser la retraite et sauver d'abord les principes et l'honneur de l'Internationale, afin de resurgir avec l’acquis historique lorsque les conditions matérielles redeviendront favorables.

[65]   Ce serait sans doute forcer la pensée de Marx que de conclure qu'en dehors du parti tout individu devient impuissant et est condamné à faire et dire des bêtises. Le parti n'est pas une chose en soi, ni une garantie révolutionnaire absolue. L’expérience historique a, hélas, trop souvent montré qu'il était capable de dégénérer lui aussi.

            Le stalinisme a une conception hégélienne, absolue, avec son monolithisme du parti. Cette idée du parti qui a toujours raison lui a permis d'entraîner avec lui la masse des militants dans tous ses tournants et reniements.

            Il est curieux, au reste, de constater que la conception monolithique du parti permet aujourd'hui aux soi-disant communistes français d'envisager de partager le pouvoir avec un soi-disant parti ouvrier socialiste, car cela implique qu'il puisse y avoir plusieurs partis de la classe ouvrière, ce qui est une absurdité aux yeux du marxisme, puisque le parti constitue le prolétariat en classe, parti et classe n'étant pas au pluriel.

[66]   Le Conseil général de New York avait pris la résolution, le 5 janvier 1873, de suspendre la fédération jurassienne jusqu'au prochain congrès général de l'Internationale.

[67]   À l'initiative de la fédération jurassienne, les anarchistes et réformistes qui avaient rejeté les résolutions de La Haye réunirent un congrès à Genève du 1er au 6 septembre 1873. Le Conseil général de New York lui appliquera à l’avance le conseil de Marx, en déclarant dans sa résolution du 30 mai 1873 qu'ils « se sont placés eux-mêmes en dehors de l'Association internationale des travailleurs et ont cessé d'en être membres ».

[68]   La juste et ferme politique du prolétariat contribue ainsi à clarifier le jeu des forces politiques, non seulement au sein du prolétariat, mais encore de la société entière. Elle prépare ainsi un alignement net et clair des forces sociales pour l'heure décisive de l'affrontement, seuls les éléments modérés et hybrides tirant leur force de la confusion et des manœuvres obscures.

            En 1885 encore, Engels défendra cette conception dans sa lutte contre les éléments petits-bourgeois qui s'étaient infiltrés dans le parti social-démocrate allemand : « Dès que nous aurons les coudées franches [après l'abrogation de la loi contre les socialistes], il y aura sans doute la scission, et c'est alors qu'elle sera utile. Dans un pays comme l'Allemagne où la petite bourgeoisie a plus qu'un droit historique de subsister, la création d'une fraction socialiste petite-bourgeoise est inévitable. Elle est même utile sitôt qu'elle s'est constituée indépendamment du parti prolétarien. » (Engels à Sorge, 3 juin 1885.)

[69]   La coupure qui s'est finalement opérée lors de la dissolution de la Ire Internationale se retrouvera lors de la reconstitution de la IIe Internationale, avec les marxistes, d'une part, les anarchistes et les possibilistes, d'autre part. En défendant donc une politique de clarté et de délimitation vis-à-vis des anarchistes et des réformistes dès les batailles au sein de la Ire Internationale, Marx-Engels ont tendu un fil par-delà la période contre-révolutionnaire entre les deux Internationales, en sauvant non seulement le patrimoine théorique du socialisme moderne, mais en fournissant un diagnostic rigoureux sur la gangrène opportuniste qui ronge le mouvement ouvrier tout autant que la société moderne tout entière. Le diagnostic de la maladie est donné en même temps que ses remèdes, permettant au véritable et seul mouvement de classe d'éviter les formes insidieuses qui, à leur début, peuvent paraître bénignes.

[70]   Cf. Marx à F. A. Sorge, 27 septembre 1873.

            Le VIe Congrès de l'Internationale avait été fixé à Genève et se tint du 8 au 13 septembre 1873. Sur 41 délégués 39 étaient suisses, réunis sous la présidence de J. P. Becker. On y lut le bref rapport rédigé pour le Conseil général par Engels sur la situation de l'Internationale dans les différents pays : cf. Werke, 18, p : 694-695. Le congrès discuta des statuts, confirma les pouvoirs du Conseil général et les décisions du Congrès de La Haye sur le transfert du Conseil général à New York, ainsi que la nécessité de l'action politique, et prit des mesures complémentaires pour la formation d’une union internationale des syndicats. Ce fut, pratiquement, le dernier congrès de l'A.I.T.

[71]   Cf. Engels à Marx, 21 septembre 1874.

            Tous les événements ‑ et même la mort ‑ qui obéissent à une nécessité de la nature portent en eux leur consolation, si terribles soient-ils, aimait à répéter Engels. Et il en est également ainsi du parti, lorsqu'il disparaît (pour un temps).

[72]   Cf. Marx à Gustav Kwasniewski 29 septembre 1871.

            Cet extrait évoque l'un des innombrables épisodes de la lutte de Marx-Engels contre les limitations nationales de la lutte du prolétariat. La passivité des directions rejoint dans ses effets la politique anti-ouvrière des gouvernements qui se manifeste dans les lois interdisant l'activité normale du prolétariat.

[73]   Cf. Engels à Wilhelm Liebknecht, 12 février 1873.

            La nouvelle période historique, malgré une apparente rupture et un recul manifeste du mouvement ouvrier, n'en poursuit pas moins, à partir des conditions politiques données, son cours, irréversible à long terme. La maturation s'opérera à partir des événements qui ont clos toute la période historique précédente, avec la formation des nouveaux États et nations capitalistes en Europe centrale et méridionale, la phase de systématisation nationale des États modernes étant enfin achevée en Europe occidentale. C'est à partir de cette base nouvelle, plus vaste que la précédente, que s'effectuera la remontée du mouvement ouvrier international.

            La lettre à Liebknecht se situe dans la perspective de la fusion entre eisenachéens et lassalléens. Comme on le voit, Marx-Engels étaient foncièrement opposés aux lassalléens, mais bon nombre de dirigeants eisenachéens avaient conclu la paix avec eux.

            Le 8 février 1873, Liebknecht avait écrit à Engels : « Mais le Volksstaat ne peut pour le moment se laisser entraîner vraiment dans une polémique internationale... La rébellion lassalléenne est donc terminée : tout est de nouveau rentré dans l'ordre. »

            De 1872 à 1873, la question de savoir quelle position adopter vis-à-vis des lassalléens donna lieu à de violentes polémiques au sein du parti eisenachéen. Au Congrès de Mayence (septembre 1872), Geiser avait attaqué violemment la politique anti-lassalléenne du Volksstaat et exigé la cessation immédiate de la polémique contre le Neuer Sozial-demokrat. Le congrès reconnut que l'organisation lassalléenne était « la seule alliée naturelle du parti socialiste ouvrier, et le congrès chargea donc le comité de tenter une nouvelle fois de trouver une voie de collaboration principielle avec l'Association générale des ouvriers allemands ». La rédaction du Volksstaat reçut l'ordre « d'arrêter immédiatement toute polémique contre l'A. G. O. A. et ses dirigeants ».

            Rien ne pouvait être plus opposé à la conception de Marx-Engels sur les rapports avec un soi-disant parti ouvrier. Les plus proches de leurs partisans reprirent donc la lutte aussitôt après le congrès, et ce fut le conflit ouvert entre le comité de contrôle du parti et la rédaction du Volksstaat. Au printemps, les divergences furent si graves entre Hepner et le comité de contrôle que Marx-Engels jugèrent opportun d'intervenir à leur tour.

[74]   Cf. Engels à Auguste Bebel, 20 juin 1873.

            Cette lettre s'inscrit dans la série des événements qui conduisirent à l'unification proprement dite du parti social-démocrate allemand ‑ le plus important et, sans doute, le plus décisif des partis de la IIe Internationale.

            La fusion entre les eisenachéens, proches de Marx-Engels, et les lassalléens détermina dans une très forte mesure tout le cours ultérieur de la social-démocratie allemande et, indirectement, tout le mouvement ouvrier. Ce n'est qu'après la guerre de 1914-1918 que nous aurons de véritables partis communistes.

            La distinction établie par Marx entre parti formel et parti historique (celui-ci étant représenté par Marx-Engels) subsistera donc encore largement, et les différentes polémiques entre la direction officielle de la social-démocratie allemande et Marx-Engels le démontrent.

            Depuis 1871, le comité exécutif du parti d'Eisenach se trouvait à Hambourg. Geib et Yorck y disposaient d'une influence croissante, et Yorck fit de tels compromis avec les lassalléens que Hepner s'insurgea. Il écrivit à Engels, le 11 avril 1873 : « Yorck est d'un lassalléanisme si borné qu'il hait tout ce qui ne ressemble pas au Neuer Sozial-demokrat... Liebknecht, par « sa tolérance bienveillante » ‑, qui le plus souvent n'est pas à sa place ‑, n'est pas le moins responsable du fait que Yorck émerge à ce point. Or, lorsque j'en parle à Liebknecht, il prétend que je vois des fantômes que la chose n'est pas si grave. Mais en réalité, c'est comme je le dis. »

            La menace lassalléenne dans le parti devait s'aggraver du fait que les meilleurs éléments eisenachéens étaient pourchassés par la police. En raison de son « activité en faveur de l'Internationale » et de sa participation au Congrès de La Haye, Hepner fut condamné à un mois de prison, persécuté par la police, et dut s'installer à Breslau, à l'autre bout de l'Allemagne ; Liebknecht fut emprisonné du 5 juin 1872 au 15 avril 1874, et Bebel du 8 juillet 1872 au 14 mai 1874.

            Bebel s'efforça de convaincre Marx-Engels que toute l'affaire avait été gonflée par des informations erronées, afin de les dis­suader d'intervenir : « Il saute aux yeux que Hepner a fortement noirci le tableau de la situation de nos affaires de parti, et notamment l'influence et les intentions de Yorck. Cela ne m'étonne pas de la part de Hepner, qui est, certes, un camarade parfaitement fidèle et brave, mais facilement obstiné... Il vous est impossible à distance de juger vraiment de nos conditions, et Hepner manque tant de sens pratique... L'influence de York est insignifiante, il n'est rien moins que dangereux, de même le lassalléanisme n'est pas du tout répandu dans le parti. S'il faut prendre des égards, c'est uniquement à cause des nombreux ouvriers honnêtes, mais fourvoyés, qui, si l'on agit avec adresse, seront sûrement de notre côté... J'espère qu'après ces différends vous n'hésiterez pas à poursuivre votre collaboration au Volksstaat. Rien ne serait pire que de vous retirer. »

            Cette lettre permet de situer l'action de Marx-Engels face à la social-démocratie allemande. Même leurs partisans les plus fidèles ‑ Bebel, Liebknecht, etc. ‑, sur lesquels ils devaient agir pour exercer une influence sur le parti, n'avaient pas une conception aussi rigoureuse qu'eux, et c'est le moins qu on puisse dire. De plus, il était difficile de leur donner des leçons, étant donné le niveau idéologique général et leur attitude courageuse face aux tracasseries policières. Notons à ce propos que la bourgeoisie allemande, avec ses lois, sa police et Bismarck, sut manœuvrer d'une façon particulièrement habile. De tous les textes dont nous disposons, il ressort à l'évidence que toute la vie de la social-démocratie allemande était agitée par la lutte de classes : à l'arrière-plan, on sent toujours la main de l'adversaire bourgeois.

[75]   À cette occasion, Engels avait également envoyé une lettre à Liebknecht. Mais celle-ci, comme tant d'autres, a été égarée.

[76]   Toutes les polémiques de parti ont, hélas, leurs implications personnelles qui ne font que les compliquer à l'infini. Engels, on le voit, ne niait pas simplement l'existence de ces difficultés supplémentaires de la vie de parti. Au contraire, il s'efforçait d'aller jusqu'au fond de toutes les choses ; ce faisant, il ne pouvait pas ne pas heurter, à tort ou à raison, des susceptibilités. Le parti doit être le plus antipersonnaliste possible.

[77]   Engels fait allusion à l'article « Nouvelles de l'Internationale » publié le 2 août 1873 dans le Volksstaat.

            C'est donc Engels lui-même qui, face à la défaillance de la rédaction du Volksstaat et de la direction du parti eisenachéen, poursuit la polémique en Allemagne contre les éléments anarchistes de l'Internationale, puisque, pour plaire aux lassalléens, les eisenachéens avaient interrompu cette lutte.

[78]   Liebknecht avait écrit le 16 mai 1873 à Marx : « Lassalle t'a pillé, mal compris et falsifié ‑ c'est à toi de le lui démontrer : nul autre ne peut le faire aussi bien que toi, et personne ne saurait en prendre ombrage parmi les éléments honnêtes du lassalléanisme (que nous devons ménager). C'est pourquoi, je t'en prie, écris vite les articles en question pour le Volksstaat, et ne te laisse pas arrêter par d'autres considérations, par exemple le fait que Yorck en soit le rédacteur. »

            De même, Bebel écrivit à Marx, le 19 mai 1873 : « Je partage entièrement le souhait de Liebknecht, à savoir que vous soumettiez les écrits de Lassalle à une analyse critique. Celle-ci est absolument nécessaire. » Le même jour, Bebel écrivait à Engels : « Le culte de Lassalle recevrait un coup mortel si l'ami Marx réalisait le souhait de Liebknecht ‑ que je partage entièrement ‑et mettait en évidence les erreurs et les lacunes des théories de Lassalle dans une série d'articles présentés objectivement. »

[79]   Cf. Engels à August Bebel, 18-28 mars 1875.

            Bebel avait écrit à Engels : « Que pensez-vous ‑ vous et Marx ‑ du problème de la fusion ? Je n'ai pas de jugement complet et valable, car je ne suis absolument pas tenu au courant et je ne sais que ce qu'en disent les journaux. J'attends avec un vif intérêt de voir et d'entendre comment les choses se présenteront lorsque je serai libéré le 1er avril. »

            La première constatation qui s'impose à propos de cette fusion, c'est qu'elle a été voulue et négociée par les éléments les moins proches de Marx-Engels parmi les eisenachéens. La question de savoir quelle fraction a négocié ne peut être que formelle, mais dans la pratique elle a son poids. En effet, si la volonté d'unité est manifeste et publique dans la masse des adhérents des deux partis et dans la classe ouvrière en général, la manière de la réaliser dépend de toutes sortes d'autres facteurs qu'il s'agit de mettre clairement en évidence.

            Dans les textes qui suivent, Marx-Engels ramènent toute la question à celle des principes, en analysant le programme de l’une et de l'autre organisation. C'est dire que le problème était grave.

[80]   Le Volksstaat et le Neuer Sozial-demokrat publièrent simultanément, le 7 mars 1875, un appel à tous les social-démocrates d'Allemagne, ainsi qu'un projet de programme et des statuts communs élaborés lors d'une préconférence tenue les 14 et 15 février 1875, entre eisenachéens et lassalléens.

[81]   Le congrès général des ouvriers social-démocrates allemands adopta son programme à Eisenach les 7-9 août 1869, lors de la fondation du Parti ouvrier social-démocrate. Bebel avec l'appui de W. Liebknecht, de W. Bracke, d'A. Geib avait élaboré le projet de programme, en se fondant sur le préambule des statuts de l'A. I. T. écrit par Marx. Malgré certains vestiges du lassalléanisme et de la démocratie vulgaire, le programme d'Eisenach se rattachait aux principes de la Ire Internationale. Le projet de Bebel fut approuvé par le congrès à quelques modifications mineures près.

[82]   Engels ironise ici sur un mot lancé par des lassalléens lors d'une polémique surgie à la suite d'un manifeste de Liebknecht et Bebel en juin 1869 : « Nous verrons qui vaincra de la corruption ou de l'honnêteté. »

[83]   Cette tactique frontale s'oppose à celle d'alliance à employer dans les pays ou la bourgeoisie est encore progressive, c'est-à-dire l'Europe occidentale avant l'ère de la systématisation nationale bourgeoise en 1871 ou, plus tard, en Asie et dans les autres pays où la bourgeoisie est installée au pouvoir, c'est-à-dire dans les pays disposant d'une économie et de superstructures politiques et juridiques capitalistes.

            Une conséquence facile à déduire de cette distinction, c'est, par exemple, qu’en Europe, depuis 1871, le parti ne soutient plus aucune guerre d'État. En Europe, depuis 1919, le parti n'aurait plus dû participer aux élections en s'appuyant sur des masses ou partis petits-bourgeois. En revanche, en Asie et dans les autres continents de couleur, aujourd'hui encore le parti appuie, dans la lutte, les mouvements révolutionnaires démocratiques et nationaux, et l'alliance du prolétariat avec d'autres classes, y compris la bourgeoisie elle-même. La tactique n'est donc nullement dogmatique et rigide, mais se base sur les tâches à accomplir dans les grandes aires historiques et géographiques qui s'étendent sur des moitiés de continents et des moitiés de siècles, sans qu’aucune direction de parti n'ait le droit de les proclamer changées d'une année à l'autre, du moins tant qu'elles ne sont pas réalisées. Cf. Dialogue avec les morts, pp. 114-115.

[84]   Le Parti populaire allemand surgit au cours des années 1863-1866, en opposition à la politique d'hégémonie prussienne et au libéralisme bourgeois à la prussienne. Il s'implanta notamment en Allemagne du Centre et du Sud-Ouest ; il se proposait un État de type fédératif et démocratique s'étendant à toute l'Allemagne. Certains éléments étaient ouverts à l'idée d'une révolution populaire pour réaliser leurs buts. Ces éléments fondèrent le Parti populaire saxon, composé essentiellement de travailleurs : sous 1 influence de Liebknecht et de Bebel, il évolua vers le socialisme et finit par adhérer en grande partie, en août 1869, au Parti ouvrier social-démocrate d'Eisenach.

            Des liaisons continuèrent de subsister après 1869 notamment avec le groupe de Leopold Sonnemann, le directeur de la Frankfurter Zeitung.

            Engels explique l'évolution social-démocrate du parti par les conditions d'immaturité économique et sociale, notamment en Saxe, dans sa lettre du 30 novembre 1881 à Bernstein, où il annonce un type de parti nouveau, lié au développement des conditions économiques et sociales du capitalisme pur, cf. infra. Voir également infra la lettre d'Engels à Gerson Trier sur les différences entre partis des pays capitalistes développés et non développés.

[85]   Engels fait allusion aux points suivants du projet de programme :

            1. Suffrage universel, égal, direct et secret de tous les hommes de 21 ans pour toutes les élections dans l’État et les communes ;

            2. Législation directe par le peuple, avec droit de rejet et de proposition des lois ;

            3. Obligation militaire générale. Milice populaire à la place de l'armée permanente. Droit de décision par la représentation du peuple dans toutes les questions de guerre et de paix ;

            4. Abolition de toutes les lois d'exception, notamment dans le domaine de la presse, de l'association et de la réunion ;

            5. Juridiction par le peuple. Assistance juridique gratuite.

      Le Parti ouvrier social-démocrate réclame « comme base spirituelle et morale » de l'État :

            1. Éducation universelle et égale par l'État. Obligation scolaire générale. Enseignement gratuit.

            2. Liberté de conscience et liberté de la science.

            Il convient de bien délimiter, à l'instar d'Engels, les revendications prolétariennes, les seules valables dans les pays de plein capitalisme, des revendications démocratiques-bourgeoises.

[86]   Cf. Le Capital, I, Éd. sociales, t. III, p. 58 et s.

[87]   À la page 5 de son Arbeiterlesebuch, Lassalle cite « la loi d'airain qui, en économie, régit le salaire », d'après sa brochure Lettre ouverte au comité central pour la convocation du Congrès de Leipzig, 1863.

[88]   Dans son ouvrage Der Lassalle'sche Vorschlag ‑ Ein Wort an den 4. Congres, der social-demokratischen Arbeiterpartei (1873), Wilhelm Bracke avait exigé que l'on remplace ce point du programme (aide de l’État aux coopératives de production avec garanties démocratiques) par « des points ouvertement socialistes correspondant au mouvement de classe », à savoir « la nécessité d'une vaste organisation syndicale » l'« élimination de la propriété privée de ce que l’on appelle aujourd'hui capital » et la « communauté internationale du prolétariat ».

[89]   Pour la raison essentielle que cet État est capable de dépérir, contrairement à tous les États des classes exploiteuses qu'il faut abattre par la force.

[90]   Allusion à la Misère de ta philosophie, publiée en 1847 (Paris-Bruxelles).

[91]   En mars 1872, A. Bebel et W. Liebknecht avaient été condamnés à deux ans de forteresse au cours du procès de Leipzig de haute trahison pour leur appartenance l'Association internationale des travailleurs et leurs convictions politiques. En avril 1872, au cours d'un nouveau procès pour insulte à l'Empereur, Bebel fut condamné à neuf mois de prison supplémentaires et il fut déchu de son mandat parlementaire. Liebknecht fut donc libéré le 15 avril 1874, et Bebel le 1er avril 1875.

[92]   Le 25 mars 1875, Bracke avait écrit à Engels : « Le programme signé par Liebknecht et Geib pour le ‘congrès de fusion’ m'oblige à vous écrire cette lettre. Il m'est impossible d'approuver ce programme, et Bebel est du même avis. » Bracke en voulait surtout au passage sur l'introduction de coopératives de production grâce à l'aide de l'État, et de conclure : « Comme Bebel semble décidé à livrer bataille, le moins que je me sente obligé de faire, c'est de le soutenir de toutes mes forces. Mais je souhaiterais cependant savoir auparavant ce que vous ‑ vous et Marx ‑ pensez de cette affaire. Votre expérience est bien plus mûre et votre vision des choses bien meilleure que la mienne. »

[93]   Cette lettre a été, semble-t-il, perdue. Hermann Ramm répondit, le 24 mai 1875 : « Votre lettre, tout comme celle de Marx à Bracke, a aussitôt fait la ronde, et vous verrez en lisant les tractations du congrès que, pour notre part, nous avons tenté de tenir compte de vos intentions ainsi que de celles de Marx ; il nous est plus facile de le faire au congrès ‑ dont Liebknecht écrit en ce moment que tout se passe remarquablement bien ‑qu'il y a deux mois... Il en va autrement en ce qui concerne notre attitude sur le plan tactique. Là, il ne fait absolument aucun doute que si nous n'avions pas fait de concessions décisives, les gens de Hasselmann eussent été dans l'impossibilité de faire accepter l'idée de fusion à leur société ‑ au reste grâce à la sclérose des esprits qui est le fruit d'une demi-douzaine d'années de propagande de ces gaillards. »

[94]   Cette lettre semble avoir été perdue. Le 21 avril 1875, Liebknecht répondit à Engels : « Les lacunes du programme auxquelles tu fais allusion existent indubitablement, et d'emblée nous les connaissions fort bien nous-mêmes. Mais elles étaient inévitables à la conférence, si l'on ne voulait pas que les négociations en vue de la fusion fussent rompues. Les lassalléens avaient juste auparavant tenu une réunion de leur comité directeur, et sont arrivés en étant liés par mandat impératif sur les quelques points les plus critiquables. Nous devions leur céder d'autant plus qu'il ne faisait pas le moindre doute pour aucun de nous (et même de chez eux) que la fusion signifierait la mort du lassalléanisme. » (Cet argument ‑ décisif aux yeux de Liebknecht ‑ est manifestement faux, comme le montre d'ailleurs Engels dans la présente lettre, lorsqu'il dit que la fusion referait une virginité aux dirigeants lassalléens compromis.)

[95]   . Cf. Marx à W. Bracke.

            Les gloses marginales auxquelles Marx fait allusion forment ce que l'on appelle la critique du programme de Gotha (1875). Nous ne les reproduisons pas ici, mais le lecteur les trouvera dans l'une des éditions suivantes : MARX-ENGELS, Programmes socialistes, Critique des projets de Goths et d'Erfurt, Programme du parti ouvrier français (1880), éd. Spartacus, pp. 15-39 ; Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt, Éd. sociales, pp 17-39 ; Karl Marx, Œuvres. Économie I, La Pléiade, pp 1413-1434.

[96]   Comme on le sait, les critiques de Marx-Engels furent tenues secrètes par les dirigeants de la social-démocratie allemande ‑ même par ceux qui n'étaient pas d'accord avec le projet de fusion de la précommission ‑, et ce non seulement pour ne pas « gêner l'unification », mais pour des raisons de divergences de vue avec le radicalisme de Marx-Engels.

            Le nota bene de Marx démontre combien il se méfiait de voir ses critiques non seulement passées sous silence, mais encore matériellement détruites.

[97]   Ce paragraphe a été largement exploité par Bernstein et ses adeptes pour démontrer qu'aux yeux de Marx un progrès immédiat était préférable à un principe, bref qu'il faut sacrifier le socialisme (lointain) à une conquête immédiate. En fait, c'est abuser des mots du texte.

            Cette affirmation implique dans l'accord contre l'ennemi commun : 1. que le programme et les principes ne soient pas l'objet de l'accord, et ne soient donc pas sacrifiés à cause de lui, autrement dit pas de concession des principes à l'allié ; 2 que l'allié lutte vraiment contre l'ennemi commun, et ne soit pas déjà passé dans les rangs de l'ennemi (comme ce fut le cas, par exemple de la social-démocratie au cours de la guerre impérialiste en 1914 en Allemagne, et plus encore, si l'on peut dire, après l'assassinat de Rosa Luxemburg et la répression spartakiste faite sous le règne de cette même social-démocratie).

[98]   Cf. Engels à Wilhelm Bracke, 11 octobre 1875.

            Engels analyse maintenant les premiers effets de la fusion sur l'opinion en général et dans le domaine des réalisations.

[99]   Un programme dont le sort le plus heureux est de rester ignoré justifie le jugement de Marx : « Tout pas en avant du mouvement réel vaut mieux qu'une douzaine de programmes. »

[100]       Dans sa lettre du 7 juillet 1875, Bracke avait informé Engels que la direction de Hambourg ‑ composée en majorité de lassalléens ‑ avait décidé de mettre à l’index de la littérature du parti les ouvrages de critique du lassalléanisme suivants : W. BRACKE, Der Lassalle'sche Vorschlag, 1873 ; Bernhard BECKER, Geschichte der Arbeiter-Agitation Ferdinand Lassalle, 1874, et Enthüllungen über den tragischen Tod Ferdinand Lassalles (1868). Cette décision fut finalement annulée après une protestation énergique.

[101]       L'assemblée générale de la coopérative d'imprimerie de Berlin élut, le 29 août 1875, les lassalléens W. Hasselmann, F. W. Fritzsche et H. Rackow au comité directeur, qui agit en tant que comité de contrôle.

[102]       Le comité se composait de trois lassalléens (Hasenclever, Hasselmann, Derossi) et de deux eisenachéens (Geib, Auer).

[103]       À l'avance, Engels indique à la social-démocratie allemande les grandes lignes du combat qu'elle aura à mener (d'abord contre l'ennemi au sein de la classe ouvrière et même de l'organisation, contre le lassalléanisme ; puis contre la répression judiciaire et policière, culminant dans la loi antisocialiste de 1879) avant de pouvoir mener l’assaut révolutionnaire contre le pouvoir politique de la bourgeoisie.

[104]       Cf. Engels à Johann Philipp Becker, 15 septembre 1879.

            Un autre épisode lourd de conséquence pour la social-démocratie allemande a été la promulgation par le gouvernement de Bismark de la loi antisocialiste en octobre 1878.

            Le parti était confronté subitement avec le problème de la violence, et devait changer radicalement ses méthodes d'organisation et d'action. On peut dire qu'il réagit très mal, n'étant pas adapté à l'illégalité. Les premiers temps, il y eut plus que des flottements ; Marx-Engels sauvèrent littéralement le parti à ce moment-là. Celui-ci finit cependant par se reprendre, et comme Marx-Engels l'ont souvent dit, il s'avéra, une fois de plus, que le parti se porte le mieux quand il est interdit.

            De fait, c'est finalement la menace d'un coup de force du gouvernement allemand contre les social-démocrates qui s'avéra plus tard le moyen le plus efficace pour cantonner le parti allemand dans le strict cadre de la légalité, d'où il finit par glisser dans le réformisme et le révisionnisme. On le voit, l’adversaire sait tirer, lui aussi, les leçons de la lutte des classes.

            Le mouvement ouvrier se trouve désormais confronté au problème cardinal de la violence, légale ou illégale.

[105]       August Bebel, Wilhelm Liebknecht et Louis Viereck étaient restés à Leipzig, tandis que Carl Hirsch était à Paris, Karl Höchberg, Eduard Bernstein et Carl Schramm étant à Zurich pour y organiser la presse à l'abri des tracasseries policières.

            La promulgation de la loi antisocialiste eut pour effet d'aggraver la lutte directe entre gouvernement et socialistes, par une lutte des fractions au sein du parti social-démocrate. Ce n'est qu'en sauvegardant son organisation et son programme révolutionnaires, face à cette double attaque, que le parti put forger les moyens de surmonter finalement la crise.

[106]       Cf. Marx-Engels à A. Bebel, W. Liebknecht, W. Bracke, etc., 17-18 septembre 1879.

            Cette lettre adressée à la direction du parti ouvrier socialiste d'Allemagne est un document de politique interne de parti. Il s'agit indubitablement de la lettre décisive pour la création de l'organe illégal du parti, le Sozial-demokrat. Il ne s'agissait pas seulement de réorienter le parti vers une politique révolutionnaire, mais encore de déterminer le juste programme face à la loi antisocialiste.

            Dans sa lettre du 20 août 1879, Engels écrivait à Marx que, lors de la visite de Hirsch, il lui avait dit : « Précisément maintenant où (grâce à l'interdiction faite par Bismarck au parti de poursuivre des activités révolutionnaires) tous les éléments pourris ou vaniteux pouvaient sans contrainte occuper l'avant-scène du parti, il était plus que jamais temps de laisser tomber la politique de conciliation et de manque de netteté, et de ne pas craindre, si nécessaire, les disputes et le scandale. Un parti qui aime mieux se laisser mener par le bout du nez par le premier imbécile venu (Kayser, par exemple), plutôt que de le désavouer publiquement, n'a plus qu'à tout remballer. »

[107]       Dans la suite de la lettre, Marx-Engels entrent dans les détails de faits politiques et même personnels qui peuvent sembler parfois fastidieux. En fait, ils surgissent des difficultés que rencontre le parti, surtout lorsque le programme, cessant d'être clair et cohérent, laisse place aux initiatives et interprétations les plus diverses de groupes ou de personnes. Dès lors, il suffit d'un rien, qu'un militant ait avalé de travers tel ou tel argument, pour qu'il se trouve dans un camp ou dans un autre. Nous tombons alors au niveau et dans les questions de personnes, où tout devient incertain : bonne foi ou mauvaise foi, dévouement ou ambition, abnégation ou vanité ‑ bref, toutes choses foncièrement relatives, individuelles, qui pour avoir un sens doivent se rattacher à quelque chose d'objectif : dans le parti au programme, et dans l'histoire au devenir révolutionnaire, ce qui est loin d'être simple et facile à une volonté individuelle.

            Dans leurs critiques ou leurs louanges de tel personnage, Bebel, Liebknecht, Kautsky et Bernstein, par exemple, Marx-Engels ne donnent donc jamais de sanction définitive dans le cercle du parti, sanction les marquant définitivement : ce procédé serait en contradiction flagrante avec les rapports entre camarades où les paroles et la rupture ne sont définitives qu'après la scission.

[108]       Engels parle sans fard de l'importance, inévitable dans cette société, de l'argent dans les diverses manifestations du parti. Cependant, il ne faut pas chercher l’explication finale dans l'argent : c'est lorsque quelque chose ne va pas qu'on peut chercher d'où vient l'argent.

            À ce propos, dans sa lettre du 20 août 1879 à Marx, Engels écrit : « Ci-inclus la lettre de Hirsch que je te retourne, ainsi que celle de Liebknecht auquel je viens de répondre. J'ai attiré son attention sur ses contradictions : ‘Tu écris à Hirsch que, derrière le Sozial-demokrat, il y aurait le parti + Höchberg ; cela signifie donc que si Höchberg est un + d'une façon quelconque, c'est qu'il s'agit de sa bourse, puisque par ailleurs c'est une grandeur négative. Tu m'écris maintenant que ce Höchberg n'a pas donné un sou. Comprenne qui pourra ; pour ma part, je renonce’. »

            Dans leur lettre du 21 octobre 1879 à Engels, Fritzsche et Liebknecht précisèrent : « En fait donc : 1. la commission de rédaction se compose de Bebel, Fritzsche, Liebknecht ; 2. les propriétaires sont : Auer, Bebel, Fritzsche, Grillenberger et Liebknecht ; 3 dans la commission administrative, il y a Bernstein. ». (cf. Wilhelm LIEBKNECT, Briefwechsel mit Karl Marx und Friedrich Engels, publié par l'Internationaal Instituut Voor Sociale Geschiedenis, Amsterdam, Mouton & Co, 1963, The Hague, pp. 273-274.)

[109]       Kayser, faute d'une action ou d'un ordre franc et net du parti social-démocrate, avait pris l'initiative d'une intervention au Parlement au sujet de l’importante question des protections douanières. Carl Hirsch, dans la Laterne des 25 mai et 8 juin 1879, avait vivement critiqué l'intervention très imparfaite de Kayser.

            Schramm fait donc remarquer avec pertinence à Hirsch que lui-même risquait de tomber dans les mêmes errements que Kayser qu'il avait critiqué, si le parti ne prenait pas clairement ses décisions et ses responsabilités, laissant aux individualités le soin de sauver la face dans les moments critiques, quitte à les désavouer à la moindre faute ou difficulté.

[110] Après la promulgation de la loi antisocialiste, un groupe anarchiste prit la direction de l'Association culturelle des ouvriers communistes de Londres. Appuyé sur cette association et ce groupe, Johann Most, ancien social-démocrate devenu anarchiste, publia La Liberté. Celle-ci s'en prit à la tactique utilisée par les dirigeants social-démocrates face à la loi antisocialiste, et notamment la combinaison des moyens de lutte légaux et illégaux. Une scission intervint en mars 1880, et les deux fractions, l'une social-démocrate, l'autre anarchiste, conservèrent le même nom à leur organisation.

[111]       Kayser avait, cependant, obtenu l'accord de la fraction social-démocrate pour voter en faveur du projet de loi de Bismarck tendant à introduire de fortes taxes d’entrée sur le fer, le bois, les céréales et le bétail. C'est donc toute la fraction parlementaire qui a violé la discipline de parti, en couvrant, à contresens des principes du parti, l'intervention de Kayser dans l'important débat de la protection douanière, où la fraction se déroba donc doublement.

[112]       Dans le brouillon, Marx-Engels avaient écrit ici : « Admettons même que deux ou trois députés social-démocrates (car ils ne pouvaient guère y en avoir plus à la séance) se soient laissés induire à autoriser Kayser à raconter ses bêtises devant le monde entier et à voter pour accorder de l'argent à Bismarck, ils eussent alors été obligés de prendre sur eux la responsabilité de leur acte et d'attendre ce que Hirsch en dirait alors. »

[113]       Engels suppose d'abord que les trois Zurichois ont pu tempérer leur position révolutionnaire en apparence seulement, sur le papier, afin de tromper l'adversaire, de sorte qu'au moment voulu ils surgiraient subitement « tels qu'en eux-mêmes » avec toute la flamme et le mordant révolutionnaires. Mais aussitôt Engels montre bien qu'il n'y croit pas, et l'expérience historique a prouvé que la marge de manœuvre pour tromper l'adversaire est très mince pour le parti du prolétariat. En effet, les paroles, les promesses ont, elles aussi, une force objective qui transforme non seulement la conception de ceux qui les entendent, mais encore de ceux qui les disent. En cherchant à tromper l'adversaire, en déformant ses positions théoriques, on s'adresse en outre aux masses peu conscientes ou à des couches qui s'intéressent subitement et prennent position en fonction de l’« élargissement de l'horizon révolutionnaire », et comme Engels le dit : finalement, on ne sait plus soi-même ce qu'il faut penser de ses propres positions.

[114]       La Neue Gesellschaft, « mensuel pour la science sociale », édité par Franz Wiede d'octobre 1877 à mars 1880 à Zurich, était de tendance nettement réformiste.

            La Zukunft, bimensuel de même tendance, parut d'octobre 1877 à novembre 1878 à Berlin, publiée et financée par le philanthrope petit-bourgeois Karl Höchberg, qui fut plus tard exclu de la social-démocratie.

[115]       August Bebel, Wilhelm Liebknecht, Friedrich Wilhelm Fritzsche, Bruno Geiser et Wilhelm Hasenclever.

[116]       Cf. Engels à August Bebel, 4 août 1879.

[117]       Dans le brouillon, Engels avait poursuivi : « Nous restons en correspondance avec C. Hirsch et nous verrons ce que nous ferons dans l'éventualité où la rédaction lui serait confiée. Dans les circonstances présentes, de tous les rédacteurs possibles, il est le seul en qui nous puissions avoir une confiance suffisante. »

[118]       Cf. Engels à August Bebel, 14 novembre 1879.

            Les réponses de Fritzsche et de Liebknecht permirent d'arrêter en gros la polémique mais elles ne donnaient pas satisfaction à Marx-Engels sur les points précis.

[119]       La lettre continue comme suit dans le brouillon : « Si les trois Zurichois n'ont jamais eu un droit de censure, pourquoi Leipzig n'a-t-il pas alors repoussé aussitôt la prétention qu'ils ont affichée de manière si pressante et si bruyante ? Pour inciter Hirsch à venir à Zurich, il lui fallait deux choses : 1. qu'il soit informé de la situation telle qu'elle se présentait véritablement ; 2. qu'il soit assuré de ce que nous, les camarades de Leipzig, avons écrit aux Zurichois afin qu'ils ne s'immiscent pas dans les affaires de la rédaction, et s'ils le font néanmoins, que tu n'aies pas à t’en soucier, car tu n'es responsable que devant nous. »

[120]       Dans le manuscrit, Engels avait continué en se référant au point du programme qui rejette tous les impôts indirects, ainsi qu'à la tactique qui interdit d'accorder tout impôt à ce gouvernement, bref l’abstention de vote était la seule ligne de conduite dans ce cas.

[121]       Dans sa lettre du 23 octobre 1879, Bebel s'était référé à la résolution suivante des Congrès de Gotha de 1876 et 1877 : « La question du protectionnisme ou du libre-échange n'est pas du domaine des principes pour la social-démocratie ; le congrès laisse donc le soin aux membres du parti de prendre position sur cette question, selon leur conception subjective. » Et Bebel d'ajouter que le congrès avait pris cette résolution parce que les députés aussi bien que le « parti en général » étaient divisés sur le point de savoir si le libre-échange, ou le protectionnisme, était nécessaire à l'industrie dans les conditions données. Citant la même résolution, Fritzsche et Liebknecht poursuivaient dans leur lettre à Engels : « Chacun peut penser ce qu'il veut de cette résolution, il n'en reste pas moins qu'elle demeure pour le moment encore en vigueur. Kayser agit conformément à cette résolution (sic), et C. Hirsch devait le savoir. »

            Le crétinisme parlementaire se meut évidemment le mieux là où, en politique, il n'y a pas de règle de conduite, là où le parti ne sait pas quoi faire ! Là, il agit conformément aux « décisions » du congrès, avec un formalisme et un cérémonial d'autant plus solennels que vides de tout sens. Il s'épanouit là où le parti abdique ses fonctions et devoirs.

[122]       Dans le brouillon de la lettre, Engels poursuivait : « Bismarck le traite comme il le mérite, à savoir à coups de pied, et c'est bel et bien la raison pour laquelle il divinise Bismarck. »

[123]       Engels fait allusion a l'attentat perpétré par l'anarchiste Nobiling en 1878 contre l'empereur Guillaume, attentat qui servit de prétexte à Bismarck pour promulguer la loi antisocialiste.

[124]       Dans sa lettre du 23 octobre 1879, Bebel écrit à Engels que Karl Höchberg, « malgré les sacrifices vraiment magnifiques qu'il a apportés financièrement au parti, n'a jamais fait la moindre tentative pour réclamer une influence correspondante » . Et de poursuivre qu’à cause de « ce désintéressement si extraordinaire », lui, Bebel, lui avait passé mainte faute !

[125]       Au Congrès de Gotha, divers délégués tentèrent, à la séance du 29 mai 1877, de faire interdire la poursuite de la publication de l'Anti-Dühring. Johann Most déposa une motion en ce sens, et Bebel ne put que lui opposer une motion de compromis. Liebknecht appuya cette dernière motion, en la modifiant dans un sens plus favorable à Engels. La seconde et troisième section de l'Anti-Dühring furent publiées dans le supplément scientifique du Vorwärts.

[126]       Nom donné aux journalistes et à la presse qui étaient à la solde de Bismarck. Dans son discours du 30 janvier 1869 au Parlement prussien, Bismark avait traité de ce nom les adversaires du gouvernement. Mais, dans la bouche populaire, ce nom fut retourné aux journalistes et aux feuilles payés pour répandre la parole de Bismarck grâce aux fonds accordés par celui-ci à la presse (fonds des reptiles).

[127]       Cf. Engels à August Bebel, 24 novembre 1879.

[128]       Le compte rendu de la fraction avait défini l’époque entre la dissolution du Reichstag en mai 1878 et les nouvelles élections du 30 juillet 1878 voire la promulgation de la loi antisocialiste, comme une « époque de terreur ». Ô crétinisme parlementaire !

[129]       Cf. Engels à August Bebel, 16 décembre 1879.

            Engels fait allusion à Karl Höchberg, Eduard Bernstein et Carl August Schramm, qui formaient le trio installé à la tête du Sozial-demokrat réfugié à Zurich.

[130]       Dans le brouillon de sa lettre, Engels poursuivait : « [...] Et prétendent faire valoir au sein du parti leurs réticences et mesquineries petites-bourgeoises. Nous n'appartenons pas au même parti qu'eux. Nous ne pouvons même pas négocier avec ces gens tant qu'ils ne se sont pas constitués en fraction de parti socialiste petit-bourgeois ou en organisation, autrement dit tant qu'ils prétendent appartenir au même parti. »

[131]       Dans le brouillon, Engels poursuivait : « Nous ne pouvons pas tirer à la même corde que les socialistes petits-bourgeois. »

[132]       Cf. Engels à Johann Philipp Becker, 1er avril 1880.

            Après avoir étudié le contexte historique dans lequel le parti allemand évolue, et constaté qu'un type nouveau de parti s'impose à la classe ouvrière européenne, Engels définit le type d'organisation que devrait revêtir, à ses yeux, le parti dans la phase nouvelle.

[133]       Engels fait allusion aux électeurs ayant voté pour les social-démocrates lors des élections du 30 juillet 1878 avant l'adoption de la loi antisocialiste. Selon son expression, cela permet de compter les forces dont on peut éventuellement disposer.

[134]       Le prolétariat allemand a fait preuve de cette capacité tout au long de la crise sociale de 1917 à 1930 en Allemagne. Rosa Luxemburg s'y était appuyée inlassablement dans sa lutte contre les errements opportunistes et révisionnistes, mais sans doute cette spontanéité, remarquable au reste, des masses prolétariennes n'était-elle pas suffisante.

[135]       Cf. Engels à Eduard Bernstein, 30 novembre 1881.

            Ce passage précise le sens que l'on peut donner à l'affirmation d’Engels selon lequel : « Aujourd'hui, le prolétariat allemand n’a pas besoin d'organisation constituée, ni publique ni secrète : la simple association qui va de soi de membres de la même classe professant les mêmes idées suffit à ébranler tout l'Empire allemand, même sans statuts, ni comités directeurs, ni résolutions, ni autres formalités. » (Cf. t. II, p. 42). Le mouvement ouvrier croît irrésistiblement et sans entraves sous l'impulsion du développement économique, jusqu'à ce que se constitue un parti nouveau, selon l'expression d'Engels.

[136]       Cf. l'article du 17 novembre 1881 : « Pourquoi nous sommes battus à Glauchau ? », sur la misère et l'oppression atroces des tisserands de la région de Glauchau-Meerane.

[137]       Cf. Engels à Eduard Bernstein, 25 janvier 1882.

            Lors des débats au Reichstag sur l'état de siège du 11 décembre 1881, deux députés social-démocrates ‑ Wilhelm Blos et Wilhelm Hasenclever ‑ déclinèrent toute responsabilité pour l'attitude du Sozial-demokrat. Dans son éditorial du 15 décembre 1881 Bernstein ‑ qui s'était ressaisi ‑ écrivait : « Il faut absolument jouer cartes sur table au Reichstag et prendre parti : il ne peut y avoir de faux-fuyants. »

[138]       Engels analyse ici sans ménagement non seulement les conditions sociales allemandes qui forment le terrain dans lequel évolue nécessairement le parti social-démocrate, mais encore la qualité du matériel humain qui compose les organisations ouvrières. Le parti, n'étant pas un deus ex machina, doit être conçu en ces termes réels.

[139]       Cité d'après le poème de Heinrich Heine « Pour l'apaisement » contenu dans les Poèmes de notre temps : « Allemagne, la dévote chambre d'enfants n'est pas une mine romaine d'assassins. »

[140]       Cf. Engels à August Bebel, 25 août 1881.

            Le 31 mai 1881, Liebknecht avait tenu un discours au Reichstag à propos de l'assurance-accident des travailleurs. Il y dit entre autres : « En prenant en main l’assurance contre les accidents dans l'industrie, l'État se place dans une situation où il doit prendre en charge le contrôle de l'industrie. C'est absolument nécessaire. Si le comte Bismarck ne désire pas ces conséquences, sa loi n'est qu'une misérable farce, pire encore, la plus infâme des manœuvres électorales, mais nous ne pouvons tout de même pas l'en croire capable. Qu'il prenne les choses au sérieux, c'est ce que sa fonction, son intérêt nous garantissent c'est son devoir. » Le compte rendu de La Gazette générale d'Augsburg reproduisit ce passage comme suit le 3 juin 1881 : « La réglementation complète de nos conditions industrielles par l'État en est la conséquence nécessaire, et étant donné l'honnêteté du Chancelier, sa fonction nous garantit qu'il en tirera cette conséquence. »

            La lettre d'Engels à Liebknecht a été perdue, ainsi que la réponse de ce dernier.

            Dans les papiers d'Engels, on a trouvé le compte rendu suivant d'un des discours plus que mou de Liebknecht : « Diète de Saxe, le 17 février 1880 : LIEBKNECHT : [...] Nous protestons contre l'affirmation que nous soyons un parti subversif [...] . La participation de notre parti aux élections est, au contraire, une action qui démontre que la social-démocratie n'est pas un parti de subversion. À partir du moment où un parti se place sur la base de tout l'ordre légal ‑ le suffrage universel ‑, participe aux élections, et manifeste donc qu'il est disposé à collaborer à la légalité et à l'administration du bien public, à partir de ce moment il a déclaré qu'il n'est pas un parti de subversion [...]. » (Cf . MARX-ENGELS, Briefe an A. Bebel, Liebknecht, K. Kautsky und andere, Teil 1, 1870-1880, Moskau-Leningrad, 1933, pp. 521-522.)

[141]       Cf. Engels à Eduard Bernstein, 12 mars 1881.

            Engels poursuit ici sa critique des parlementaires social-démocrates (cf., par exemple, l'intervention citée dans la note précédente où Liebknecht demande à Bismark d'étatiser toute l'industrie, ce qui en l'occurrence est non seulement une grave faute politique, mais encore une absurdité économique, comme le remarque Engels dans l'Anti-Dühring : « Ce n'est que dans le cas où les moyens de production et de communication sont réellement trop grands pour être dirigés par les sociétés par actions, où donc l'étatisation est devenue une nécessité économique, c'est seulement en ce cas qu'elle signifie un progrès économique, même si c'est l'État actuel qui l'accomplit ; qu’elle signifie qu'on atteint à un nouveau stade, préalable à la prise de possession de toutes les forces productives par la société elle-même. Mais on a vu récemment, depuis que Bismarck s'est lancé dans les étatisations, apparaître un certain faux socialisme qui même, çà et là, a dégénéré en quelque servilité, et qui proclame socialiste sans autre forme de procès toute étatisation, même celle de Bismarck... Si Bismarck, sans aucune nécessité économique, a étatisé les principales lignes de chemins de fer en Prusse, simplement pour pouvoir mieux les organiser et les utiliser en temps de guerre, pour faire des employés de chemins de fer un bétail électoral au service du gouvernement et surtout pour se donner une nouvelle source de revenus indépendants des décisions du Parlement ‑ ce n'étaient nullement là des mesures socialistes, directes ou indirectes, conscientes ou inconscientes. » (Éd. sociales, p. 317, note.)

            En faisant une erreur théorique ‑ fausse appréciation d'un pur point d'économie politique ‑, le parti peut jeter le prolétariat dans les bras de la bourgeoisie et du gouvernement, lui faisant oublier ses intérêts de classe propre et renforçant l'ennemi à abattre : la théorie est une arme matérielle.

[142]       Dans La Question militaire prussienne et le parti ouvrier allemand, Engels donne cette brève définition du but du « socialisme impérial » : « Une partie de la bourgeoisie, comme des ouvriers, est directement achetée. L'une par les filouteries colossales du crédit qui font passer l'argent des petits capitalistes dans la poche des grands ; l'autre par les grands travaux nationaux, concentrent dans les grandes viles, à côté du prolétariat normal et indépendant, un prolétariat artificiel et impérial, soumis au gouvernement. » (Cf. Écrits militaires, p. 483.)

[143]       Au premier congrès illégal de la social-démocratie allemande (du 20 au 23 août 1880 au château de Wyden en Suisse), il avait été décidé d'organiser régulièrement des collectes d'argent pour trouver des fonds pour le parti. Ainsi on envoya, en février-mars 1881, Fritzsche et Viereck aux États-Unis pour y faire une tournée d'agitation. Celle-ci connut un grand succès et rapporta quelque 13 000 marks au parti allemand. Toutefois, Engels reprocha à Fritzsche et Viereck d'avoir « rabaissé le point de vue du parti au niveau de la démocratie vulgaire et du philistinisme prudhommesque » ce que ne pouvait compenser et réparer « aucune somme d'argent américain » (Engels à Bebel, 1er  janvier 1884).

[144]       Cf. Engels à August Bebel, 16 mai 1882.

[145]       Les sociétés par actions internationales démontrent la justesse de la position d'Engels qui ne voit pas dans les nationalisations le dernier mot de la forme d'organisation de la production capitaliste. À propos de la gestion de l'industrie moderne par les salariés, cf. MARX-ENGELS, Le Syndicalisme, t. II, pp. 30-41.

[146]       Cf. Engels à Eduard Bernstein, 2 février 1881.

            La polémique autour de l'orientaion de l'organe du parti, le Sozial-demokrat, en est maintenant à un tournant : les idées de Marx-Engels l'ont emporté. On a peu d'indications sur la manière dont s'est opéré cet heureux tournant. En effet, Marx-Engels interviennent essentiellement lorsqu'il s'agit de redresser quelque chose qui ne va pas dans l'activité du parti. Il serait pourtant d'un grand intérêt de savoir comment leur intervention a produit son effet. Mais on peut se demander qu'elle fut la cause exacte de la conversion : développement tumultueux de l'industrie allemande, obéissance à la ligne générale qui finit par s'imposer, climat général poussant à gauche, talent d'homme de plume aussi à l’aise dans la littérature socialiste que petite-bourgeoise ? Quoi qu'il en soit, l'orientation générale prise par le parti, sur laquelle Marx-Engels ont indubitablement influé, a joué un rand rôle. L'organisation du parti est un merveilleux moyen de discipliner et de coordonner les efforts et les idées d'un groupe d'hommes, mais cette faculté de cohésion ne saurait être une panacée. Car si elle peut éveiller l'illusion d'une grande force et endormir ceux qui ne demandent qu'à être rassurés, il faut bien reconnaître, avec l'expérience historique, que ce critère pèse peu devant la réalité du mouvement qui est infiniment plus complexe, et exige des efforts et un esprit critique de tous les instants.

            Après avoir attaqué Bernstein avec force, voici qu'Engels va demander avec insistance à celui-ci de demeurer à son poste. Le paradoxe n'est qu'apparent. Engels n'en voulait pas à Bernstein, l'individu n'a guère de poids, comme on le constate à ses revirements dans l’organisation du parti.

[147]       Cf. Engels à Eduard Bernstein, 14 avril 1881.

[148]       En novembre 1880, Wilhelm Liebknecht fut emprisonné à Leipzig afin de purger une peine de six mois.

[149]       Comme à chaque « tournant » que doit effectuer le parti sous la pression de l'adversaire, il y eut des hésitations, des divergences et des conflits au sein de la social-démocratie allemande au moment où elle tomba sous le coup de la loi antisocialiste. Ce furent les éléments qui avaient une vision théorique ample et une longue expérience de la lutte ‑ A. Bebel, W. Bracke et Liebknecht, sans parler de Marx et Engels ‑ qui surent le mieux défendre la continuité révolutionnaire du parti. Cependant, la crise fut si grave que le comité directeur du parti se saborda avant même que la loi n'entrât en application. Cette décision fut prise sous la pression des éléments qui surestimèrent le pouvoir de l'État bureaucratico-militaire et cherchèrent à éviter un régime de terreur en abdiquant purement et simplement les principes révolutionnaires. L'absence d'une direction claire et ferme au cours des premiers mois de l'application de la loi antisocialiste rendit plus difficile la contre-attaque, sans parler de ce qu'elle favorisa l'entrée en scène massive d'éléments opportunistes, qui évoluaient surtout dans le groupe parlementaire autour des Wilhelm Blos et Max Kayser.

            Les anarchistes rejoignirent directement ‑ quoiqu'en apparence par une voie opposée ‑ les éléments opportunistes de droite du fait que, face à l'offensive gouvernementale, ils niaient et combattaient toute forme organisée des associations et du parti ouvriers ainsi que de la lutte de classe révolutionnaire, en ne prônant que l'action individuelle et en se soûlant de phrases révolutionnaires. L'ancien social-démocrate Johann Most se fit le porte-parole des anarchistes en fondant à Londres la Freiheit. Il fut rejoint plus tard par le groupe de Wilhelm Hasselmann, ancien lassalléen et député social-démocrate au Reichstag.

[150]       Cf. Engels et A. Bebel, 18 novembre 1884.

            Dans les deux textes suivants, Engels tire, d'une part, la conclusion de toute la période durant laquelle les activités révolutionnaires avaient été interdites par la loi au parti social-démocrate allemand et, d'autre part, la perspective de développement de la période successive.

            Le premier texte donne la même synthèse de la position théorique du parti vis-à-vis de la violence que la fameuse introduction de 1895 aux Luttes de classes en France (Éd. sociales, 1948 p. 21-38), considérée un peu comme le testament politique d'Engels et tronquée par les dirigeants social-démocrates de l'époque. (Cf., à ce propos, la lettre d'Engels à Richard Fischer, du 8 mars 1895, in MARX-ENGELS, La Commune de 1871, 10/18, pp. 259-262.)

            On peut se faire une idée précise, après la lettre d'Engels à Bebel, de la nouvelle tactique que le gouvernement de Bismarck adoptera vis-à-vis de la social-démocratie allemande, afin de démobiliser au maximum les masses révolutionnaires allemandes, de diviser si possible la direction de leurs organisations de classe, bref d'émasculer le mouvement par un habile chantage au recours à un coup de force gouvernemental afin de canaliser le prolétariat dans le cours démocratique et pacifique de la légalité bourgeoise.

[151]       Engels montre ainsi que l'application ‑ ou la défense ‑de la loi est elle-même liée à l’emploi de la violence, ce qui enlève tout argument contre la violence à ceux qui sont pour l'ordre, la loi et la constitution établie.

[152]       Cf. Engels à Karl Kautsky, 8 novembre 1884.

[153]       Comme les méthodes autoritaires n'avaient pu briser la social-démocratie allemande, Bismarck tenta d’atteindre ce but grâce à la corruption : dans un message du 17 novembre 1881, jetant les bases du réformisme, l'Empereur annonça toute une série de mesures en faveur des ouvriers (lois d'assurance sociale en cas d'accident, de maladie, d'invalidité, de vieillesse, etc.) dans l'espoir de supplanter la social-démocratie dans la classe ouvrière, voire de provoquer une scission dans le parti.

[154]       Cette constatation vaut donc encore pour l'Allemagne ; elle s'est appliquée également à la Russie et la Chine, par exemple, comme l'histoire l'a démontré : cf. MARX-ENGELS, La Chine, 10/18, 1973, préface, pp. 7-11.

            Une fois de plus, Engels lie solidement l'essor du parti de classe aux conditions économiques et sociales générales, liant l’évolution de l'organisation de classe au milieu historique, le capitalisme lui-même passant par divers stades successifs d'évolution qui ne sont pas sans rugir sur la tactique du prolétariat et son mode d'association, surtout quantitatif.

[155]       Le procès de l'accumulation capitaliste ou stade de la soumission formelle du travail au capital (cf. Un chapitre inédit du Capital, 10/18 pp. 191-216) est certes partout le même, comme Marx le déclare lui-même dans le premier livre du Capital, les lois du capital dégagées de manière classique en Angleterre étant valables pour tous les pays. Cependant les conditions précapitalistes, le milieu géographique, climatique, bref physique, est très variable d'un pays à l'autre, si bien que les conditions générales auxquelles le capitalisme s'attaque dans chaque pays à l'aube de son développement sont à chaque fois différentes, ce qui donne un caractère relativement original à l'accumulation dans chaque pays. cf. à ce propos « La Succession des formes de production et de société dans la théorie marxiste », Fil du temps, 1972 pp. 64-70.

            En Allemagne, par instinct et tradition, les travailleurs cherchèrent un appui contre le capital dans les structures petites-bourgeoises de production (travail à domicile, sur le petit lopin de terre, etc.).

            Dans sa collaboration avec le capital, le réformisme tentera tout naturellement, lui aussi, de s'appuyer sur l'idéologie et la mentalité petites-bourgeoises qui disposaient d'une si large assise en Allemagne. D'où la lutte acharnée de Marx-Engels contre les tendances petites-bourgeoises, véhiculées au sein du parti de classe par les éléments venus des classes moyennes ‑ intellectuels, étudiants, professions libérales, paysans propriétaires ou artisans sur le déclin ‑ qui cherchaient à dévier la classe ouvrière en reliant les idées petites-bourgeoises aux réalités quotidiennes de la vie ouvrière, de nature elles aussi petites-bourgeoises.

            Étant urbanisé, donc fortement concentré, et coupé de toute base productive petite-bourgeoise, le prolétariat parisien, par exemple, était spontanément alors le plus révolutionnaire, tandis que la province française ‑ soit le gros de la nation ‑ était fortement à la traîne. En Allemagne, en revanche, le mouvement était plus homogène, donc plus massif, mais le danger du réformisme petit-bourgeois plus grand. Comme Marx-Engels l'ont sans cesse démontré dans leurs polémiques, l'ennemi intime du prolétariat n'est pas, au niveau de l’organisation et du programme révolutionnaire, le grand capital, mais les structures et l'idéologie petites-bourgeoises.

[156]       Cf. Engels à Eduard Bernstein, 11-11-1884.

[157]       En français dans le texte.

[158]       La bourgeoisie sait fort bien utiliser la légalité, ne la fabrique-t-elle pas elle-même, la dosant à son profit ? ,Après l'échec de la répression antisocialiste, le gouvernement de Bismarck comptait ainsi utiliser une demi-légalité, afin d'étouffer d'une part les voix révolutionnaires dans le parti, et d'autre part de donner la parole aux voix modérées, conciliatrices, notamment dans la fraction parlementaire.

[159]       Il s'agit de députés de la droite de la social-démocratie. Tous deux furent démis de toutes leurs fonctions au Congrès de Saint-Gallien en 1887.